Le Soir, 19/07/2021 Projet Pegasus : la fille de Paul Rusesabagina espionnée en Belgique Les contacts et conversations de Carine Kanimba, la fille de Paul Rusesabagina vivant en Belgique, ont été espionnés via le logiciel Pegasus. [Photo : Carine Kanimba dénonce un procès inique et se bat sans relâche pour la libération de son père.]
Opposant notoire du président Kagame, héros du film Hôtel Rwanda, Paul Rusesabagina est actuellement jugé à Kigali. Carine, qui réside dans le Brabant flamand, dénonce un procès inique et se bat sans relâche pour la libération de son père. En quelques mois, le téléphone de la jeune femme a été ciblé à plusieurs dizaines de reprises par le logiciel espion Pegasus, révèle une enquête du Soir et de Knack, en collaboration avec Forbidden Stories et Amnesty International. Les autorités rwandaises démentent toute implication. Employé par la Sabena, devenu gérant de l’hôtel Mille Collines que détient la compagnie aérienne au cœur de Kigali, Paul Rusesabagina n’a pas encore fêté ses 40 ans lorsque le 6 avril 1994, un missile sol-air touche de plein fouet le Falcon 50 qui ramène le président rwandais Juvénal Habyarimana de Tanzanie. Déclenchant un génocide qui, en quelques semaines, signera la mort de plus de 800.000 Tutsis et Hutus modérés. Immédiatement, Paul Rusesabagina, dont l’épouse est tutsie, se réfugie dans l’hôtel dont il a la charge, ouvrant la porte à 1.268 autres réfugiés, les protégeant – dans des circonstances controversées – des milices qui ont tôt fait d’encercler l’établissement. Ce sauvetage a, dix ans plus tard, été mis en scène par l’Irlandais Terry George dans le film à succès Hôtel Rwanda. Installé en Belgique avec sa famille depuis 1996 – mais depuis lors, il a vécu plusieurs années aux Etats-Unis – devenu un des opposants les plus virulents de l’actuel président rwandais Kagame, Paul Rusesabagina a été arrêté à la fin du mois d’août 2020, il y répond actuellement de neuf chefs d’accusation, dont celui de terrorisme, et risque de finir ses jours en prison. Comment ce dissident averti, dont les inimitiés réciproques avec les autorités de Kigali étaient connues, s’est-il ainsi retrouvé menotté à la fin des vacances d’été 2020, revêtu d’une chemise rose de prisonnier, exhibé à la presse par le Bureau d’investigation rwandais ? Si le déroulé précis des événements qui ont précédé son incarcération demeure confus, il est néanmoins acquis que ce citoyen belge avait décollé de l’aéroport de San Antonio (Texas), où il réside une partie de l’année, afin de se rendre au Burundi. Lorsque son vol fit escale aux Emirats arabes unis, un pays qui entretient d’excellentes relations avec le Rwanda, Paul Rusesabagina embarqua dans un avion privé qui, croyait-il, allait le mener à Bujumbura mais le déféra à Kigali, où son procès s’est ouvert en février dernier. Plainte pour « menaces de mort » Rapidement et bien que Paul Kagame lui-même réfute tout recours à des technologies telles celle de Pegasus (lire ci-dessous), les proches de M. Rusesabagina (67 ans) ont envisagé que les communications de ce dernier avec sa famille aient été placées sur écoute. Une suspicion qui s’est étoffée lorsque dans le cadre de cette enquête collaborative, un des iPhones de Carine Kanimba – une des filles de Paul Rusesabagina – a été analysé par le Security Lab d’Amnesty International et révélé des traces récentes d’intrusion. « J’avais réservé le vol de mon père jusqu’à Dubaï, il s’était déjà arrangé lui-même pour aller de Dubaï au Burundi », raconte à notre confrère de Knack Carine Kanimba, qui se bat sans discontinuer pour la libération de son père. « Il ne se serait jamais rendu au Rwanda de son plein gré, parce que le gouvernement rwandais a déjà tenté de le tuer. Ils ont déjà pénétré dans notre maison en Belgique à plusieurs reprises (…). Il y a quelques années, nous avons reçu l’enregistrement audio de deux personnes en train de parler. C’étaient deux membres du Bureau rwandais d’investigation, ils envisageaient d’empoisonner mon père mais aussi de mettre des photos pédopornographiques dans son ordinateur. Ils avaient ce matériel, il leur fallait juste pouvoir s’approcher de son ordinateur. Puis ils auraient alerté le FBI (Paul Rusesabagina a une résidence aux Etats-Unis, NDLR) afin qu’ils l’arrêtent pour pédophilie. Et la même chose se serait passée en Belgique. Mon père s’est rendu à la police afin d’y déposer plainte. » Cette plainte pour « menaces de mort », recueillie par la police fédérale en septembre 2018, les partenaires du Pegasus Projet se la sont procurée. Paul Rusesabagina y raconte le fichier audio, les menaces à son encontre, insiste sur le fait qu’il prend « ces menaces très au sérieux » et que sa disparition « arrangerait le pouvoir ». Sous surveillance Effectué par le Security Lab d’Amnesty International, l’audit du téléphone belge de Carine Kanimba décèle de premières traces d’infection fin janvier 2021 – ce qui ne signifie pas qu’il n’y en a pas eu précédemment, certains maliciels ayant la capacité d’effacer leurs traces. Avec ceux du Citizen Lab de Toronto, les experts du Security Lab d’Amnesty International sont les mieux qualifiés au monde pour retrouver des traces du logiciel espion Pegasus dans un téléphone. D’autres incontestables signes de malveillance informatique ont encore été relevés dans les derniers jours de janvier, puis en février, en mars et en avril. En mai, lorsque la jeune femme – qui a la double nationalité belgo-américaine – fait un voyage aux Etats-Unis, rien de suspicieux n’est relevé dans l’historique des activités de son iPhone. Puis de nouvelles traces sont découvertes à la date du 14 juin dernier. « Ce jour-là, j’ai rencontré la ministre belge des Affaires étrangères, Sophie Wilmès », se souvient Carine. « Et mon téléphone était dans la pièce. » Vraisemblablement espionnés aussi, ses contacts avec des parlementaires européens afin de faire adopter une résolution dénonçant notamment le « transfert illégal » et « la détention au secret » de Paul Rusesabagina, avec les membres de la délégation européenne au Rwanda, avec l’Association internationale du barreau, avec des journalistes du monde entier et avec les avocats de son père. Sans oublier avec des autorités britanniques et américaines. Autrement dit, toutes ses communications tenues depuis la Belgique en 2021 – au moins – ont potentiellement été interceptées. « Je sais qu’un grand nombre des parlementaires belges que nous avons contactés et qui nous ont apporté leur soutien – une résolution a été adoptée en Belgique fin juin, NDLR – ont aussi été approchés par le gouvernement rwandais, que ce soutien nous ait été donné en public ou en privé. Je parlais avec un parlementaire belge et quelques jours plus tard, il me disait qu’il avait été approché par une personne rwandaise. C’était suspect. » Un autre élément troublant concerne un témoignage sous serment que Carine voulait faire signer par son père en avril dernier, attestant qu’il avait été maltraité et torturé. « Nous en avions discuté avec l’équipe, en interne, sans en parler avec nos avocats rwandais. Mais lorsque notre avocat rwandais est allé voir mon père en prison, il a été fouillé et on lui a demandé le formulaire que mon père était censé signer. Mais l’avocat n’était pas au courant, nous n’avions pas évoqué le sujet avec lui. D’une manière ou d’une autre, les gardiens savaient ce qu’ils devaient chercher. Ils avaient accès aux informations concernant ce témoignage alors que nous avions été très prudents à ce sujet. A ce moment, nous avons compris que le téléphone de l’un de nous était infecté. » « C’est un outil d’intimidation » A ce moment-là déjà, au printemps dernier donc, Carine Kanimba avait intégré depuis plusieurs mois qu’elle était une cible potentielle pour des services de renseignement. Elle se souvient ainsi de son retour des Etats-Unis vers la Belgique en septembre 2020, afin de préparer la défense de son père qui venait d’être incarcéré à Kigali. « Lorsque je suis arrivée en Belgique, j’avais avec moi un téléphone que des spécialistes en sécurité ont analysé. Ils y ont trouvé un SMS avec un lien suspect, sur lequel je n’avais pas cliqué. Nous avons détruit ce téléphone. » La jeune femme a alors acheté un iPhone X. Il y avait un risque qu’il soit à son tour mis sous surveillance mais elle n’avait « pas le choix », estime-t-elle. « Comme je vous l’ai dit, nous devions obtenir le soutien de plusieurs pays. Mais aussi, je ne pouvais pas me permettre d’être absente même dix secondes des réseaux sociaux, je devais y être pour défendre mon père. Le gouvernement rwandais mène une grande campagne de communication, ils ont embauché des centaines de trolls afin de propager de la désinformation sur les réseaux sociaux. » Des coups de semonce, une succession d’indices et de suspicions qui expliquent que Carine n’a pas tremblé en apprenant que cet iPhone acheté en Belgique est depuis de long mois connu du logiciel Pegasus. Lorsqu’elle en a eu confirmation dans le cadre du Pegasus Project, sa première réaction a été : « Voici une nouvelle façon de nous distraire. » Elle précise : « Distraction parce que je suis là, maintenant, à essayer de trouver une façon de les éloigner, de les éviter. Je dois changer de téléphone. Je dois prendre des mesures (de protection) supplémentaires. Si je ne devais pas me soucier de tout ça, je serais plus productive. Mon autre réaction, c’est que c’est aussi un outil d’intimidation. Ce que nous faisons, c’est défendre la vérité. Et ils connaissent cette vérité. A part mes contacts, je ne sais donc pas ce qui pourrait leur être utile. Tout ce que nous faisons, c’est défendre la vérité et je n’ai aucun problème à ce qu’ils aient connaissance de cette vérité. L’impact psychologique de savoir que vous n’avez pas de vie privée, que tout ce que vous faites, écrivez, envoyez à quelqu’un peut être lu par quelqu’un d’autre, tout ça n’a aucune importance pour moi parce que je travaille à sauver la vie de mon père. Mais je peux comprendre que pour d’autres personnes, ce soit psychologiquement dommageable. » « Je me bats pour la vérité » Depuis, Carine Kanimba a changé de téléphone, revu tous ses mots de passe, elle va aussi déposer plainte entre les mains d’un juge d’instruction belge – ce que confirme son avocat. « Tout va pour moi car je sais que je me bats pour la vérité et que je ne veux pas être intimidée. Je ne veux pas être psychologiquement affectée et que ça me ralentisse. Mais il y a beaucoup de personnes qui nous aident, qui ont rejoint la campagne pour la libération de mon père et le gouvernement rwandais a déjà tenté d’assassiner certaines d’entre elles, d’en contraindre au silence. Certaines sont ici en Belgique comme réfugiés ou demandeurs d’asile et nous savons, preuves à l’appui, que leur vie est en danger. Savoir que le gouvernement rwandais pourrait avoir obtenu des informations sur ces personnes me choque. Je ne voudrais pas qu’il leur arrive quoi que ce soit. » « Je sais que ce logiciel (Pegasus, NDLR) coûte des millions. Mais je ne suis que Carine Kanimba, une femme de 28 ans. Avec mes amis, je discute de programmes télé, je fais des achats en ligne… L’argent dépensé pour me surveiller aurait pu l’être pour nourrir des gens et les sauver. C’est ça qui me dégoûte le plus : vous perdez votre temps à vous occuper de moi tandis que des gens meurent de faim dans votre propre pays. » « C’est de la diffamation » Sollicité par Le Soir, Vincent Biruta, le ministre rwandais des Affaires étrangères et de la Coopération internationale, a répondu par l’intermédiaire d’un de ses conseillers que « le Rwanda n’utilise pas ce système logiciel comme cela a été confirmé précédemment, en novembre 2019 (lire ci-dessous, NDLR), et ne possède pas cette capacité technologique, sous quelque forme que ce soit ». Puis, « ces fausses accusations font partie d’une campagne permanente visant à provoquer des tensions entre le Rwanda et d’autres pays. Et à semer la désinformation sur le Rwanda, aux niveaux national et international. C’est de la diffamation et cela suffit. Les questions relatives au procès pour terrorisme de Paul Rusesabagina et ses vingt co-accusés ont été largement traitées par la Cour. » Les médias suivants participent au Projet Pegasus : Aristegui Noticias, Daraj, Die Zeit, Direkt36, Forbidden StoriesThe Guardian, Haaretz, Knack, Le Monde, Le Soir, PBS Frontline, Proseco, Radio France, Süddeusche Zeitung, The Washington Post, The Wire « Trop cher pour moi » Jo.Ma. En novembre 2019, après que le Financial Times a révélé l’exploitation probable par le groupe NSO d’une faille de sécurité dans le logiciel Whatsapp, un Rwandais vivant en Belgique, Placide Kayumba, avait attiré l’attention sur la forte présente d’espions rwandais dans notre pays : « Ici, en Belgique, on se sent à la merci de ce que le Rwanda voudrait nous faire. Il y a des cellules dormantes… C’est important d’interpeller la Belgique sur ses relations avec un pays criminel. » Soupçonné alors d’être un des clients de l’entreprise israélienne NSO et de son logiciel Pegasus, le président rwandais Paul Kagamé s’était insurgé lors d’une conférence de presse : « Comme tous les pays, le Rwanda fait du renseignement », avant de nuancer en affirmant « ne pas avoir les moyens d’acquérir une telle technologie, très coûteuse ». Puis : « A quoi cela servirait-il de dépenser autant d’argent pour des gens qui n’ont pas d’importance ? Cela n’a pas de sens. » Interrogé dans le cadre du Pegasus Project, le gouvernement rwandais a répété qu'il « n'utilise pas ce logiciel (...) et ne possède pas cette capacité technique sous quelque forme que ce soit ». Intrusion dans une session Zoom Jo.Ma. Le 6 avril, alors qu’un cours en vidéo se terminait avec des élèves de l’université Sainte-Marie de San Antonio (Texas) (https ://www.stmarytx.edu/2021/paul-rusesabagina/), un invité mystère s’est glissé dans la session. Jusqu’à ce que, parce qu’il refusait de répondre à la moindre question et a fortiori de s’identifier, le responsable informatique de l’école le déconnecte de force. Les recherches menées en interne ont démontré que cet utilisateur s’était préalablement et brièvement connecté au cours sous le nom de Charles Ntageruka. Avant de se déconnecter puis de réapparaître, cette fois avec les seules initiales MN comme nom d’utilisateur. Il ne fallut pas longtemps pour identifier M. Ntageruka comme étant un des conseillers de l’ambassade rwandaise à Washington. Une indiscrétion qui prend sens lorsqu’on sait que Paul Rusesabagina réside une partie de l’année à San Antonio et que son fils, le frère donc de Carine Kanimba, étudie à l’université Sainte-Marie. Par Joël Matriche Journaliste au service Enquêtes
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