@rib News, 20/06/2009 Libération, 16/06/2009 - Burundi, les tambours de la démocratie Par ALEXIS SINDUHIJE journaliste burundais, fondateur de la Radio publique africaine, lauréat 2004 du prix international de la Liberté de la presse. Voici dix ans que Jean-Marie Nduwamungu, connu sous le nom de Kayanza fut arrêté par la police et conduit dans la prison de Mpimba à Bujumbura. Le motif ? Avoir été au mauvais endroit au mauvais moment, dans le Burundi des années de guerre. Depuis son incarcération, aucun acte d’accusation ni la moindre procédure judiciaire ne lui a jamais été signifié. Lui, comme d’autres centaines de détenus dans son cas vivent dans cette prison centrale, raflés un jour puis oubliés dans leur détention préventive, victimes du pire cauchemar kafkaïen.
Leur maigreur est effrayante et la folie les guette. Mais à la différence des prisons françaises, ici on ne se suicide pas. Les détenus vivent les uns sur les autres avec pour seule activité un combat permanent : se nourrir. Cinq jours sur sept, il est servi un unique repas journalier : de la pâte de manioc et quelques haricots. C’est beaucoup trop peu, c’est pourquoi des trafics s’organisent autour des rats de la prison que certains parviennent à tuer. Les journées sont rythmées par de grandes prières communes, mais chaque détenu doit affronter sa solitude : seulement moins de 5 % de la population carcérale a droit au parloir. Alors Kayanza se tient près de la grille pour assister aux visites des autres, «ça aide à me distraire». Les prisonniers appellent cela «regarder la télé». Cependant, n’importe qui n’a pas droit d’accéder aux grilles : regarder la télé est déjà un niveau de privilège. Ma propre situation fut différente, puisque j’ai bénéficié d’un traitement amélioré, avec une cellule individuelle. Mais au moment de ma libération, lorsque les détenus de la prison se sont amassés et m’ont fait une haie d’honneur à laquelle se sont joints les gardiens, j’ai été très ému. Dans le regard de beaucoup d’entre eux je lisais : «Ne nous oublie pas…» En réalité, la majorité des détenus de Mpimba me connaissaient par les transistors qui grésillent en permanence dans la cour, ceux des gardiens ou de quelques détenus enrichis par leurs trafics. Ainsi, tout au long de mon incarcération, j’ai pu mesurer l’impact qu’a pu avoir ma radio - la Radio publique africaine - depuis sa fondation en 2001 et l’espoir suscité par l’irruption d’un journalisme indépendant dans un pays où traditionnellement seuls les dirigeants issus de coups d’Etat pouvaient s’exprimer et imposer leur dogme politique : l’«ethnisme». Le 11 mars, à l’issue de quatre mois de détention, le tribunal a finalement reconnu mon innocence et le caractère inexistant de l’accusation portée contre moi. Bien qu’il soit difficile de ne pas faire de lien entre les interventions étrangères exigeant ma libération et ma sortie de prison - la visite de Mme Rama Yade le 26 février à Bujumbura semble en avoir été une «clé» - c’est la décision d’un tribunal burundais qui ordonna un non-lieu. Ainsi, en mon pays, la justice a fini par triompher, non pas en tranchant autour d’éventuels doutes, mais sur la base d’une certitude : l’inexistence constitutionnelle de l’accusation «d’outrage à chef de l’Etat». D’une certaine façon, cet épisode représente bien l’état du Burundi en 2009. Si la loi existe, l’institution judiciaire peine à l’appliquer et à s’affranchir de ses anciens démons, tout comme le pays tarde à promouvoir un vrai débat autour de son avenir national. Un «avenir» dont rien ne peut justifier qu’il reste sombre. Car le Burundi est un petit paradis agricole et climatique et l’un des principaux scandales qu’il faille dénoncer est bien celui-ci : comment en 2009 peut-on encore mourir de faim sur une terre aussi fertile ? C’est un fait : le Burundi subit encore cette année une pauvreté dramatique, frappant durement la population. Dans ce contexte, l’existence des Burundais s’articule autour d’un enjeu unique : survivre. Certes le pays revient de loin et peine à effacer les douze années de guerre issues de l’assassinat de Melchior Ndadaye. Son élection en juin 1993, la première de l’histoire de l’indépendance, portait tous les espoirs. L’homme était un vrai démocrate. Son assassinat trois mois plus tard fut l’événement précurseur d’un embrasement qui précipita la sous-région dans un drame de quinze ans. En 2005, à l’issue d’un long processus de paix, le Burundi vécut les secondes élections de son histoire. Le suffrage se renouvellera en 2010 et sa réussite serait un symbole pour une Afrique ou l’alternance constitutionnelle suscite encore l’étonnement. Cependant, la bonne tenue du scrutin n’est qu’un élément de l’exercice démocratique. En effet, le cœur du pouvoir «confié au peuple» reste son information et son droit à débattre autour des vrais enjeux nationaux. En ce sens, la liberté d’expression est le socle du débat électoral. Une élection peut se dérouler sans fraude, mais si les électeurs n’ont pas connaissance du mal qui les frappe et s’expriment sur les seuls axes discursifs que leur présente le pouvoir en place, alors on peut considérer que cette même population est flouée. Le Burundi est un pays rural - 80 % des 8 millions d’habitants vivent à la campagne. Les paysans y restent sous-informés, en proie aux rumeurs de toutes sortes colportées par les partis traditionnels. Il est alors facile d’imaginer l’emprise que peut avoir un discours populiste basé sur la haine de l’autre. Ainsi, jusqu’à présent, le débat national n’aborde toujours pas les vraies questions du développement de la nation, condition incontournable du retour définitif de la sécurité. En Europe, le mot «sécurité» peut effrayer parce qu’il masque souvent le grignotage des libertés individuelles par l’Etat. Au Burundi, l’assertion est toute autre, et même polysémique. Il est question de la sécurité alimentaire, de la sécurité des soins, de la sécurité au travail, comme de la sécurité physique, celles-là même qui manquèrent cruellement au peuple burundais durant les douze années de guerre qui firent 300 000 victimes civiles. En 2009, le canon ne tonne plus. Il est largement temps d’envisager enfin l’avenir du pays à l’aune de son potentiel extraordinaire et de tirer de vraies leçons du plongeon vers l’enfer qui n’a cessé de hanter notre pays. Certains dossiers sont des urgences : réhabilitation des infrastructures, reprise en main de l’Etat et lutte contre le détournement d’argent, réforme fiscale, réforme agraire et mise en place de moyens communautaires, développement d’une politique énergétique nationale, d’une agriculture rentière de qualité : notre faiblesse initiale - l’absence d’intrants [tout produit utile à l’agriculture acheté à l’extérieur, ndlr] - devient une force puisque de fait nous cultivons «bio». On pourrait citer également le dossier du développement du tourisme lacustre, ou l’intégration dans la politique économique régionale… Ces initiatives impliquent toutes un rôle accru de l’Etat dans le champ social et économique. Mais cet interventionnisme, pour être mesuré, doit se porter garant des libertés individuelles, et du droit d’expression comme le ciment d’un nouveau pacte social. De ce point de vue, l’avenir du pays exige aussi la mise à plat de son histoire récente. Ainsi le génocide de 1972, décimant l’élite hutue, se demeure une plaie non refermée. Cet événement est encore très vif dans l’inconscient collectif et porte en germe les crimes ethniques de tous bords - dont les massacres de 1993-1995 visant les Tutsis, puis la répression anti-hutu par l’armée - qui ont endeuillé le Burundi depuis trente ans. Il est grand temps de dénoncer et punir les criminels de quelque ethnie qu’ils soient, et d’indemniser ou de rendre leurs terres aux victimes spoliées. Une paix durable ne peut se bâtir que sur l’union nationale, celle-là même qui fit notre fierté avant la colonisation. Pourtant, en 2009, de grands bouleversements régionaux lient plus que jamais l’avenir du Burundi à celui de la sous-région. En effet, comme une réponse à la guerre sans fin qui ensanglante le Kivu, une nouvelle architecture des rapports régionaux est en construction, largement soutenue par l’administration américaine. Le devenir des Grands Lacs passe donc par la création d’un marché économique régional, qui pourrait être la Communauté économique des pays des Grands Lacs exhumée de ses cendres, il y a deux ans par Louis Michel. Cette initiative tendant à encadrer économiquement l’exploitation des richesses naturelles du Kivu et des pays frontaliers peut amener la paix. Cependant, cette paix ne pourra être gagnée qu’à la condition intangible d’une juste répartition des richesses dégagées et de la production d’un développement équitable de la région. L’enjeu est immense. Car avec la concertation des pays concernés, c’est un changement de dimension industrielle qui se dessine. En effet, jusqu’à présent l’enclavement du Kivu, profond hinterland de l’Afrique de l’Est, n’autorisait que l’extraction de minerais à forte plus value, se satisfaisant d’exploitations artisanales et n’exigeant pas de moyens lourds d’acheminement. Avec la création possible d’un train reliant le lac Kivu à Dar es-Salaam, via le Rwanda, le Burundi et la Tanzanie, ce sont d’autres minerais plus lourds, du bois, puis d’immenses surfaces arables, propices à la culture d’agrocarburants qui pourraient être mis en jeu. Dans ce contexte, les pays de la région peuvent enfin espérer tirer une part des richesses de leur sol à la condition que la nouvelle communauté reste maîtresse de son destin, et sache négocier avec des investisseurs occidentaux qui lorgnent déjà sur les marchés à venir. Pour cela, il est indispensable de débarrasser l’administration des pays concernés de fâcheuses habitudes telles que la corruption et le clientélisme, et de soumettre les choix politiques déterminants à venir aux populations locales. C’est tout l’enjeu des élections prochaines de mon pays. Devant l’étendue des dossiers en cours et le risque de voir le cénacle politique traditionnel du Burundi refuser l’irruption d’une nouvelle parole, le pays a besoin de l’appui de la communauté internationale. La France, la Belgique, l’Europe, grands bailleurs de fond s’investissent déjà dans l’avenir de la sous-région. Il faut plus encore, car le problème national n’est pas seulement financier. Au Burundi, une démocratie tente de voire le jour. Mais sans une grande discussion nationale libre et éclairée, les élections ne resteront qu’un leurre. C’est bien l’urgence des mois à venir et un devoir pour les pays développés que d’aider et promouvoir l’émergence de ce débat tant attendu par le pays et par l’ensemble de la région des Grands Lacs. |