Burundi : Cinq questions pour comprendre ce qui se passe
Analyses

Le Soir, 29 avril 2015

Le Burundi flirte avec ses vieux démons

1. La désignation de Pierre Nkurunziza, le président sortant, comme candidat à un troisième mandat est-elle une violation des accords d’Arusha ?

L’accord de paix d’Arusha, conclu en 2000 avait mis fin à la guerre civile interethnique commencée en 1993 avec l’assassinat du président hutu Melchior Ndadaye. Le premier scrutin, qui avait porté Pierre Nkurunziza à la présidence en 2005 s’était déroulé au suffrage indirect. Le parti vainqueur des élections, CNDD-FDD (Forces pour la défense de la démocratie) estime qu’il a droit à deux élections présidentielles au suffrage direct et il présente donc une nouvelle fois le président sortant. Dans ce sens, la lettre de l’accord d’Arusha peut être considérée comme respectée même si le Sénat a saisi la Cour constitutionnelle. Mais les partis d’opposition, l’Eglise catholique, la société civile (majoritairement investie par les Tutsis et les citadins), la presse indépendante, les « frondeurs » au sein du parti au pouvoir, les Etats Unis et l’Union européenne considèrent que dans l’esprit d’Arusha, un président élu doit s’effacer après deux mandats.

2. Qui s’oppose au président sortant et à son parti ?

Se comportant de plus en plus comme un « parti unique » trustant au profit des siens les emplois dans la fonction publique et l’accès aux –rares- ressources, le parti au pouvoir suscite des critiques croissantes : corruption des anciens « maquisards » qui après les années de lutte armée veulent à leur tour « manger » et se comportent comme des nouveaux riches, création de milices de jeunes, les Imbonerakure qui reçoivent un entraînement para militaire, délitement d’une administration naguère très performante, scandales à répétition comme la vente de l’avion présidentiel ou l’incendie du grand marché de Bujumbura…Les critiques émanent surtout des milieux urbains et intellectuels, des activistes des droits de l’homme, de la presse et les manifestations actuelles se limitent aux quartiers de Bujumbura où les Tutsis sont majoritaires. Dans les campagnes, tenues en main par le parti au pouvoir et les miliciens Imbonerakure, la population majoritairement hutue apprécie un chef d’Etat qui passe tous ses week ends sur le terrain (où il prie et joue au football..)et qui a pris plusieurs mesures sociales importantes, comme la gratuité de l’accès médical pour les femmes enceintes.
Cependant, un autre parti hutu, le FNL (Forces nationales de libération) dirigé par Agathon Rwasa, le dernier à avoir déposé les armes, se pose en concurrent du CNDD, il risque de l’affronter militairement et aurait des contacts avec le Rwanda.

3. Le clivage est-il essentiellement ethnique ?

Ayant rendu la mixité ethnique obligatoire dans l’armée et la police (ce qui avait rendu possible l’intégration de beaucoup d’anciens rebelles), prévoyant le « panachage » de tous les partis (avec des quotas réservés aux deux ethnies) les accords d’Arusha avaient permis au Burundi, durant quinze ans, de conjurer les démons ethniques, les remplaçant par des rivalités politiques. Une vie associative intense, une presse indépendante et courageuse avaient consolidé ces acquis, une nouvelle génération avait pris le relais. Mais aujourd’hui le parti CNDD joue avec le feu : les partisans du chef de l’Etat assurent que les Tutsis veulent reprendre le pouvoir, que ceux qui s’opposent au troisième mandat sont complices de ceux qui naguère assassinèrent Melchior Ndadaye(c’est-à-dire des officiers tutsis…).Une rumeur non vérifiée assure que les Imbonerakure auraient été rejoints par des Interhahamwe, les génocidaires rwandais de sinistre mémoire, aujourd’hui traqués par l’armée congolaise. Ce réveil des vieux démons ravive toutes les craintes : gagnés par la peur, les Tutsis fuient vers le Rwanda où ils sont accueillis dans des camps ethniquement séparés, des élèves du secondaire menacent d’en venir aux mains, Hutus contre Tutsis. Et chacun remarque qu’à Bujumbura les quartiers « tutsis » qui se soulèvent sont ceux où, dans les années 90, opéraient les milices paramilitaires « Sans échec » qui pratiquaient l’ « autodéfense » et le nettoyage ethnique, chassant les Hutus vers les collines…

4. Faut-il craindre un nouveau génocide rappelant le Rwanda de 1994 ?

Malgré les risques de dérapage, malgré une configuration ethnique comparable, les deux situations sont très différentes, aussi bien dans le temps que dans la pratique quotidienne : au Burundi, le mixage ethnique s’est opéré, la pratique démocratique s’est enracinée (quatre anciens présidents vivent en paix dans le pays et se sont opposés au troisième mandat de leur « collègue »), la communauté internationale est vigilante même si elle manque de recul. Quant au parti au pouvoir, il est lui-même divisé car des « frondeurs », intellectuels le plus souvent, s’opposent aux « maquisards », qui veulent «rester plus longtemps à la table du pouvoir ».

Le danger de guerre civile, de répression, d’élargissement de la violence est cependant bien réel et pourrait faire de nombreuses victimes, parmi les Hutus comme parmi les Tutsis. Dans la région, on peut mourir en masse, sans qu’il s’agisse pour autant d’un génocide…

5. La partie est-elle jouée ?

L’opposition interne au troisième mandat est large, les mises en garde internationales sont nombreuses, les pressions des bailleurs sont fortes et la rue de Bujumbura ne faiblit pas : à certains égards le Burundi rappelle le Burkina Faso, où le président Compaoré, refusant de céder, avait fini par être chassé du pouvoir. Le rapport de forces pourrait basculer si l’armée bougeait, comme au Burkina Faso, mais elle vient de marquer publiquement son unité d’action avec une police souvent considérée comme plus proche du pouvoir.

Les évènements actuels, comme lors des troubles de janvier dans les villes congolaises, comme à Ouagadougou en novembre, marquent l’apparition d’une nouvelle génération d’activistes, opérant via de nouvelles formes de communication, les réseaux sociaux, la musique, qu’il s’agisse du rap ou du reggae, déclenchant par conséquent de nouvelles formes de répression (l’interdiction des tweets et des SMS…)

Les pays voisins pourraient peser : la Tanzanie et l’Afrique du Sud sont garants de l’accord de paix, à l’instar des Etats Unis, dont la fermeté a été très remarquée, le Rwanda redoute un afflux massif de réfugiés. Mais par ailleurs, Kigali évalue les deux hypothèses : l’effacement d’un président qui avait permis d’utiliser l’aéroport de Bujumbura lors des opérations de la force d’intervention de la force africaine contre les rebelles tutsis du M23 au Nord Kivu, ou son maintien au pouvoir qui représenterait un précédent intéressant.
Par ailleurs, alors qu’une nouvelle rébellion apparaît au Nord Kivu, héritière du M23, c’est le Burundi qui mobilise l’attention internationale…

La révélation de nouveaux scandales, ou de nouvelles victimes ethniquement ciblées pourraient également accélérer le désaveu général. Mais par ailleurs, divisée, dépourvue de personnalité charismatique, l’opposition peine à convaincre et on ignore son degré d’implantation dans les campagnes. Si, dans les jours à venir, le CNDD réussit à surmonter l’épreuve de force actuelle, il pourra malgré tout se diriger vers les élections prévues pour juin prochain…

Le carnet de Colette Braeckman