Vous avez dit indépendance ? Il n y a pas de quoi pavoiser !
Question à La Une

 Jean Baptiste BIGIRIMANA - 04 Juillet 2008

Au rang des figures emblématiques africaines, Nkrumah, Lumumba et les autres, auréolées de la prestigieuse et légendaire couronne de « pères des indépendances », le Burundi n’est pas peu fier de faire figurer le prince Louis Rwagasore, héros et prince à la fois, qui depuis peu trône aux côtés de l’autre non moins héros de la démocratie, Melchior Ndadaye. Deux libérateurs donc, l’un du joug colonial, l’autre de celui de la tyrannie du monopartisme et de la dictature ethniste de la junte militaire. Ces deux personnages à eux seuls campent dans la symbolique dont ils sont porteurs des pans entiers de l’histoire zigzagante du Burundi et rappellent aux mémoires un peu trop oublieuses que le prix à payer pour la liberté fut bien immense. Liberté, en lettres rouge sang écrite certes, mais précieux idéal qui n’en finit pas de réclamer de la nouvelle encre, tant celle de départ semble séchée et délavée depuis belle lurette. Sommes-nous vraiment libres aujourd’hui au Burundi? Il y a loin de la coupe aux lèvres.

La mélodie « Indépendance caca » à la burundaise, feutrée dans la brise du Tanganyika (et sur Kigali, pour le coup) au soir du 1er juillet ‘62 s’est évanouie dans le brouhaha des ouragans du néo colonialisme, du népotisme, de la tyrannie et autres « ismes » de mauvais aloi, dont les pères de ladite indépendance et leurs successeurs n’ont pas su préserver leurs concitoyens. Que du contraire. 46 ans déjà ! Et quoi encore ? Le procès de cette faillite criante a déjà fait couler beaucoup d’encre et de salive ; mais l’occasion est trop belle pour la laisser filer bouche bée et motus cousu. Aussi nous permettons-nous d’y revenir dans ces quelques lignes, à l’occasion du lancement du nouveau portail de ARIB.INFO, un des media virtuels qui essaie à son rythme d’apporter sa contribution au défi du débat d’idées sans complaisance, un des gages de la construction du Burundi moderne.

Nous aurions tout autant pu choisir d’évoquer les conséquences de la récente mais décisive adhésion du Burundi à l’EAC (dont on espère des retombées on ne peut plus heureuses), à l’occasion du sommet des chefs d’Etat de l’East African Community à Kigali (ce 26 juin). On aurait pu chercher à scruter le sens et les conséquences fâcheuses des soubresauts dans le chef du législatif burundais, censément chargé de voter des lois pour faire avancer le pays, ou évaluer les expectations consécutives au retour du « dernier » « fils rebelle » burundais à Bujumbura, ou encore la signification de la prolifération des partis politiques (un bien pour l’avancée de la démocratie, mais pour marquer quelle différence avec les partis existants ?), tout cela quelques mois avant la nouvelle course à la mangeoire de 2010, et à des encablures du maigre gâteau burundais. On aurait pu enfin, mais la liste est loin de couvrir le champ des thèmes possibles de cogitation, évoquer l’effritement du pouvoir d’achat et la grogne des organisations syndicales et de la société civile en général, sur fond de crises mondiales gravissimes, notamment énergétique et alimentaire. Et davantage. Ca fait beaucoup, n’est-ce pas ? Mais en même temps tout nous renvoie à cette liberté d’autodétermination que le Burundi a acquise voici 46 ans déjà et ce qu’il en a fait.

Royaume unifié et surtout libre depuis des siècles (combien exactement ?), le Burundi avait, en effet, cessé de l’être après les accords de Berlin de 1887 qui l'attribuèrent à l’empire allemand, suivis du mandat accordé en 1921 à la Belgique par la SDN (Société des Nations). La culture millénaire et la monarchie séculaire avaient vécu, dès lors que le système colonial de l’indirect rule et son devancier et auxiliaire christianisme ont sonné le glas d’un Burundi jusque là vierge, introduisant même, en plus du droit écrit, de l’école et bien d’autres bouleversements sociaux, du français comme langue de l’administration et insigne de marque des « évolués », la reconnaissance d’une catégorisation identitaire qui allait être à la base d’une grave discrimination (sinon l’exacerber) : la mention ethnique sur le livret d’identité (1931). Les réformes administratives mettant à l’écart les chefs hutu (et ça c’est aussi de la responsabilité du colonisateur) de l’époque de Inamujandi parachèvent la chose. Le Burundi « moderne » était ainsi né de bien tristes fonds baptismaux, l’inscrivant de ce fait dans une logique de stratification et plus tard d’hiérarchisation et de discrimination de sa propre population, grevant ipso facto les chances d’une évolution harmonieuse, naturelle comme qui dirait.

La proclamation de l’indépendance le 1er Juillet 1962 a certes remplacé les Blancs Belges par des « Indigènes » Burundais (discours de l’époque, n’est-ce pas !), mais il n’est l’ombre d’aucun doute que ceux-ci ont échoué à faire éclore, asseoir et rendre mâture et stable un système politique équitable, démocratique et donc épanouissant pour tous, encore moins à construire une économie prospère et restaurer le tissu social et le patrimoine culturel terriblement, voire irrémédiablement (du moins pour la culture) minés par un peu moins d’un siècle d’occupation étrangère. De ce point de vue, il importe de souligner que le procès simpliste ou partiel du colonialisme, qui rejette l’entièreté de la faillite post indépendance au seul colonisateur, a tout faux.

L’Indépendance, c’est un peu comme la Révolution. Leur commune caractéristique essentielle semble être de constituer un processus dynamique, évolutif, qui se nourrit de la foi en l’homme dont doivent témoigner leurs bâtisseurs, jurant sur un avenir de plus en plus amélioré de leurs concitoyens ; sinon elles n’en sont pas. Or, au Burundi comme dans la plupart des contrées africaines où le vent des indépendances a soufflé depuis la fin des années ‘50, tous les indicateurs d’autodétermination (un mot bien ronflant) comme essence de l’indépendance acquise au terme de luttes de décolonisation, parfois hardies et sanglantes, signalent que le mouvement s’est essoufflé, voire arrêté presqu’à sa naissance. Il ne reste que les symboles : un siège et une voix à l’ONU, une banque centrale (avec une monnaie ayant perdu de sa valeur dans des proportions astronomiques), un drapeau, des armoiries, un hymne. J’en oublie des meilleurs. Pas même la fierté d’avoir mis fin à « zana-inkoko-zana-amasoro » (quelqu’un se souvient-il encore de la raison pour laquelle on avait coutume jadis d’entonner ce bel air de Ntahokaja et Barengayabo en hissant les couleurs nationales devant les bâtiments et aux manifestations officiels ?) L’abandon de cette pratique a de bonnes chances de voir les jeunes générations oublier jusqu’au souvenir, alors que d’autres ailleurs en Afrique poussent la fierté jusqu’à l’outrecuidance, un peu comme celle dont se targuent, à juste titre, les derniers « patriarches » à l’instar du président R. Mugabe du Zimbabwe dont c’est une des seules symboliques qui lui vaillent la sympathie pudique de l’Afrique décolonisée.

Alors libérés ? Oui, peut-être ! Inutile d’aller ressasser les statistiques de l’histoire du Burundi pour savoir combien de routes, d’établissements scolaires et de santé nous avons construits durant 46 ans d’autodétermination. Combien de médecins, d’agronomes, d’enseignants avons-nous formés pour soigner, nourrir et éduquer la population. Un effort certes visible, un bon début, soyons fous et optimistes ; mais avouons qu’il n’y a pas de quoi se frotter les mains ! Les conditions de vie des populations sont-elles aujourd’hui meilleures ? Et la sécurité humaine, alimentaire et environnementale supérieures à la situation de l’immédiat avant l’indépendance ? On est loin du compte. Mais il y a pire. Hormis l’abject et infâme système d’exploitation et de réification de l’homme burundais (la femme aussi, pardon !), les années de colonisation, tout comme les siècles de monarchie, ne semblent pas avoir provoqué, organisé et consommé beaucoup de pogromes de type génocidaire. Du moins physiquement. Les 46 années d’indépendance bien. La vague de cette dernière a ouvert le champ à un nombre impressionnant de conflits de « haute intensité » (le mot est lié au Baromètre de décembre 2007 du Heidelberg Institute for International Conflict Research). Aussi, le Burundi fait-il à cet égard partie d’une liste longue comme le chemin emprunté pour aller… faire des courses, surtout quand le panier est vide ! (ah le bel adage !) Encore aujourd’hui, le Sahara occidental et l’Algérie, tout comme le Soudan ne sont pas mieux lotis que le Kenya, l’Ouganda, le Rwanda ou la République Démocratique du Congo ; pas davantage que l’Erythrée, l’Éthiopie et la Somalie (Guinness book record de longévité dans l’état du non Etat). Le Golf de Guinée (principalement le Niger et Nigeria). Les statistiques sont même formelles puisqu’elles indiquent qu’aujourd’hui, au moins un réfugié sur deux dans le monde est africain. Pendant qu’on y est, combien sont-ils encore dans les camps en Tanzanie et ailleurs ? Drôle d’indépendance donc. Et pourtant avant elle, ce n’était certes pas le meilleur des mondes, mais quand même !

Reste maintenant à chercher le coupable, cette bête immonde. Le cupide et mercantile ancien colon ? Le véreux marchand d’or et de pétrole ? Pas si sûr, du moins pas seulement. La responsabilité première en incombe d’abord et fondamentalement aux politiques. Les leaders locaux. Une lourde responsabilité, en somme. Se hisser à la tête du Burundi, instrumentaliser les groupes ethniques pour s’y maintenir, piller et assassiner… n’est pas meilleure pratique que la marginalisation et l’exploitation de l’homme par l’homme perpétrées par l’esclavage et la colonisation. Au lendemain de l’indépendance, la confiscation de l’appareil d’Etat par le parti unique devenu vite inique, l’UPRONA pour ne pas le nommer, le manque de vision des dirigeants pour créer les conditions d’émergence d’un Etat de droit, d’une économie prospère qui aurait généré des richesses en misant notamment sur le capital humain et le transfert des technologies, ce n’est pas la faute aux Belges. La mainmise de l’armée sur le pouvoir, le verrouillage et le maintien de ce dernier au bout du canon, ont engendré un pouvoir au demeurant exercé contre le peuple et détenu par une caste plus monarchique que les dynasties qu’elle a évincées. L’étouffement de toutes velléités et des promesses démocratiques, la nationalisation ou plutôt privatisation de l’Etat et sa mécanique ont eu, quant à eux, pour corollaires, le clientélisme et la corruption. C’est la même militarisation du pouvoir et le règne des coups d’Etat et de la dictature qui nous ont valu de nous farcir trois officiers présidents de la même ethnie et de la même colline ! Tout ce chapelet de misères comprenant le népotisme et j’en passe des pires, ça ne s’est pas fait sur demande de J-P. Harroy ou un autre quelconque grand manitou occidental. Pas davantage que la gabegie, les marasmes économiques, les assassinats politiques, le génocide. Même ce que la critique des années soixante a nommé néo colonialisme, c’est la faute aux politiques. Aux locaux. Et puis basta ! Ils n’avaient qu’à ne pas prêter l’oreille à ceux que Ziegler nomme les nouveaux maîtres du monde ; le militant suisse dirait qu’ils n’avaient qu’à résister ! Et moi j’ajoute que ce sont des collabos et fossoyeurs de leurs peuples, coupables d’avoir livré ces derniers à la paupérisation, la clochardisation et le déclassement social actuel, le primat de l’idéologie de la sécurité politique à tout prix. Et pour couronner le tout, l’on nous ajoute une forme sibylline de théocratisation de la gestion gouvernementale qui risque de consacrer l’obsolescence de l’enthousiasme nationaliste triomphant de Rwagasore, Mirerekano, Ngendandumwe et les autres.

La moisson est maigre, disons-nous, car les perspectives se dessinent avec une grosse dose d’espérance contre nature. Le Burundi est sans doute toujours un des plus beaux pays du monde. D’un point de vue climatique et compte tenu de sa géographie physique en général. Mais c’est tout. Et cela ne risque pas de durer, puisque même les collines jadis verdoyantes se dénudent petit à petit ; les oiseaux des lacs du Nord semblent avoir migré vers les parcs kenyans et tanzaniens (adhésion à l’EAC avant l’heure ? Notez qu’au même moment, les anciens réfugiés, eux, se font rapatrier !), la savane jadis fourmillant d’animaux s’est graduellement vidée sous l’action combinée des feux de brousse et des déboisements de sources diverses, etc. Et ce n’est pas pour faire peur, mais la liste des difficultés est longue : instabilité politique et insécurité récurrentes sinon permanentes (moult changements de l’Exécutif, faux ou vrais faux coups d’Etat, état de remue-ménage et purge ou désertion, surtout au sein du parti au pouvoir, climat généralisé de corruption et malversations économiques, paralysie quasi structurelle des institutions tel que le législatif, attentat contre des élus, tueries et assassinats, bras de fer avec le monde des médias, chasse aux sorcières de l’opposition, bailleurs et institutions de fonds méfiants …). Mais surtout le panier de la ménagère est vide. Etc. Les quelques mesures de gratuité des soins de santé infantile et maternelle ou de l’enseignement de base n’ont pas réussi à changer les couleurs d’un tableau plutôt sombre, que certains analystes (voir la dernière publication de Reyntjens 2008 et de HRW) expliquent notamment, non pas tant par le reproche que pointent certains comme « un certain manque d’expérience », qui du reste, à mon avis ne serait pas un tort en soi au vu de l’histoire du pays, mais plutôt par des ambitions mesquines et luttes intestines, des rancœurs persistantes d’individus plutôt que d’une équipe ayant de la chose publique une vision, des objectifs et des stratégies partagés. Un bateau Burundi qui semble naviguer à vue, ont vite conclu les plus pessimistes ! Soyons plus optimistes et disons qu’il suffirait de recentrer et renforcer le leadership (Nous y reviendrons ailleurs que dans cet édito) !

« Laissez-nous faire » (un peu à la « Nous aurions pu le -le pour Falcone 50- donner gratis), rétorquent en se mouchant d’une main ceux qui se sentent morveux. On ne demande qu’à voir. Et la frilosité qui fait hérisser le poil chez nombre de ces derniers (pas tous heureusement), trahissant ainsi quelque part leur face cachée de faux démocrates -ou de démocrates non encore aboutis, soyons positifs- allergiques qu’ils sont à la critique, ne permet apparemment pas de corriger le tir. Et pourtant tout le monde sait que seulement du choc des idées peut jaillir toujours la lumière. Même au Burundi. N’est-il pas un poncif de dire que la critique fait partie intégrante de tout système politique se voulant véritablement démocratique ? Elle le nourrit même. Par ailleurs, un principe presque de physique bien connu prévoit qu’une action sans réaction perdrait de son intensité, donc de sa signification (pour la physique sociale ici, s’entend ; veuillent les scientifiques pardonner cette analogie tirée par les cheveux !).

On le voit, l’allégresse du 1er juillet 1962 semble manifestement avoir pris des tonnes de rides puisque le seul siège du Burundi à l’Assemblée des Nations Unies n’a pas suffi pour en faire nécessairement un pays indépendant. Indépendant de quoi, du reste ? Des institutions de Breton Wood coupables d’avoir créé et de perpétuer un état de suzeraineté sempiternelle des Etats par le PAS et une autre race sous-humaine appartenant aux PPTE? De la myriade des « gentils » humanitaires qui sillonnent les collines du pays de Nyaburunga, synonymes de la faillite des pouvoirs publics ? Des géo-stratèges et autres marchands de je ne sais quoi qui corrompent ou abattent des régimes, éloignent ou font taire à jamais des leaders un peu trop soucieux de leurs peuples ? Du riz asiatique et du poulet européen qui cassent les prix et gardent les agriculteurs de Mpanda et d’ailleurs sous assistance alimentaire quand ils ne les affament purement et simplement ? Des accords APE bigarrés et déséquilibrés qui ne cherchent qu’à déverser des produits hors concurrence sur les marchés africains ? Des subventions agricoles qui de Bamako à la plaine de l’Imbo paupérisent les cultivateurs de coton et bouchent les horizons à tous les planteurs livrés à leur seul génie et aux caprices de la météo ? Et les liquidateurs du COTEBU, bientôt peut-être de l’ONATEL, la REGIDESO et autre SOSUMO (on a même parlé de l’Université !), en sommes-nous vraiment indépendants et libres ? Libre à vous d’allonger la liste, mais sachez qu’elle donne le tourniquet.

L’on ne peut conclure ce tableau sombre de la moisson des indépendances qu’en faisant le constat amer que la dynamique de renouveau et d’autodétermination née de l’euphorie des années 60 n’a pas été suivie d’effets. Pour des causes tant internes qu’externes. Surtout internes, puisqu’elles tiennent de la propre initiative des nouveaux dirigeants, c'est-à-dire l’autodétermination justement comme exercice du libre choix. Le discours de l’émancipation des peuples n’a pas tenu ses promesses car à quoi sert une autodétermination qui ne rime pas avec autosuffisance alimentaire, pour ne citer qu’un des nombreux défis auxquels fait face le Burundi… indépendant ? « Produisons et consommons burkinabè », tel était le credo du Conseil National de la Révolution (CNR) de Sankara). Il en est mort ! En substituant deux ou trois voyelles et/ou consonnes dans le nom du pays de Compaoré dont on dit qu’il produit des tomates en plein désert, on a le début de ce qu’il convient de faire pour rendre ou donner au Burundi une partie de son indépendance. Au moins alimentaire.

Bonne fête, quand même !