Burundi : la couverture médiatique des élections a peu de chances de réussir
Société

La Libre Belgique, 02 juin 2015

Menace d’intox au Burundi

Sans couverture électorale large et professionnelle, les prochaines élections burundaises risquent d’être entachées de fraudes et d’irrégularités, de rumeurs et de manipulations. Une opinion d'Adrien Sindayigaya, journaliste et formateur pour l’ONG Search for Common Ground qui oeuvre à la résolution pacifique des conflits au Burundi.

Depuis 2005, le Burundi s’est engagé dans un processus démocratique à travers l’organisation d’élections, déclarées libres et transparentes, à tous les niveaux. L’absence de violence lors des élections de 2005 et de 2010 n’est pas un fait du hasard. Une "Synergie des Médias", initiée par l’ONG Search for Common Ground en 2005, y a grandement contribué.

Plusieurs médias - toutes lignes éditoriales confondues - avaient alors mis en place un réseau de journalistes envoyés dans toutes les communes du pays pour assurer une couverture conjointe, impartiale, et en temps réel de la campagne électorale et du scrutin, ainsi que la diffusion simultanée des mêmes bulletins d’information sur toutes les radios de la synergie, barrant ainsi la route aux colporteurs de rumeurs et manipulateurs.

C’est ainsi que la "Synergie des Médias" aurait joué un rôle important dans la tenue pacifique des élections en 2005 et 2010 au Burundi, tout en contribuant à la crédibilité des élections.

À quelques semaines de la tenue des élections, la synergie des médias a-t-elle des chances d’avoir lieu ? Les manifestations contre le troisième mandat du Président Nkurunziza déclenchées il y a un mois ont été largement couvertes par les radios burundaises, parfois avec trop de militantisme et sans trop se soucier de la sensibilité au conflit. Cela a suscité des tensions entre les médias et le pouvoir public.

Certains médias, quelle que soit la tendance, ont manqué de professionnalisme, prenant parfois des positions penchant pour un côté ou l’autre du conflit, ou utilisant un langage ou des chansons rappelant des souvenirs blessants à certains burundais.

Plusieurs médias se sont livrés à une campagne de déshumanisation et de diabolisation de ceux qu’ils percevaient comme adversaires, diffusant des informations sensibles sans en vérifier la véracité ni l’équilibre, et sans prendre en compte l’impact possible sur les auditeurs. En les écoutants, il était facile de comprendre à quelle tendance politique ils adhéraient, les affinités de certaines radios avec des acteurs politiques aidant.

C’est dans ce contexte que le pouvoir public s’est senti acculé par les manifestations et la couverture que certaines radios en faisaient, et a décidé de fermer plusieurs radios, limitant ainsi la liberté d’expression des journalistes et des professionnels des médias. Depuis plusieurs jours, des menaces et des cas d’intimidation des journalistes ont été rapportés.

L’attaque de la Radio Rema FM, dite proche du parti au pouvoir, a constitué un réel catalyseur de violence à l’encontre des radios privées au Burundi, qui pour certains observateurs semblaient favorables à l’opposition. (NdlR : En réalité, le gouvernement avait déjà déclenché les hostilités contre les radios proches de l’opposition en interdisant l’émetteur le plus populaire du pays, RPA, et en interdisant aux autres d’émettre hors de la capitale. Seules la radio officielle et Radio Rema, proche du parti présidentiel, étaient autorisées à être entendues des 90 % de Burundais qui habitent en province.)

C’est ainsi que les radios Bonesha FM, la Radio Isanganiro, la Radio Télé Renaissance et la Radio publique africaine (RPA) se sont vu attaquées le jour de la tentative de coup d’État. Depuis ces attaques, qui ont détruit une grande partie de leurs équipements et leur capacité à émettre, la plupart des journalistes de ces radios craignent pour leur sécurité.

Bien qu’autorisant officiellement la réouverture de tous les médias, le procureur de la République a pris des mesures interdisant aux responsables de ces médias de se rendre dans leurs studios avant que des enquêtes n’aient été faites pour mettre la lumière sur cet incident et établir les responsabilités. Cette décision est en principe bonne, car elle vise à identifier les auteurs de ces forfaits et veiller à ce que justice soit faite. Cependant, le temps que prendront ces enquêtes reste incertain, et de nombreux observateurs se demandent si elles pourront effectivement aboutir à la vérité.

Si le processus prend trop de temps, pourra-t-on permettre à ces médias de s’installer ailleurs et recommencer leur travail avec les moyens de bord ? Seule l’autorité publique peut répondre à cette question. En l’absence d’informations suffisantes, la rumeur s’installe facilement. Comme le mardi 19 mai, lorsqu’une rumeur faisant état de mésentente au sein des corps de défense, au niveau de l’état-major, a poussé plusieurs habitants du centre de Bujumbura à fermer les bureaux et boutiques dans la précipitation pour aller se mettre à l’abri. Ce n’est que dans le journal du soir que le porte-parole de l’armée a pu démentir cette rumeur à la Radio Télévision nationale du Burundi (RTNB), la seule radio locale à émettre actuellement à l’échelle nationale, en plus des stations religieuses.

Dans son état actuel, la couverture médiatique des élections a peu de chances de réussir. La RTNB, qui continue d’émettre, n’a pas les ressources humaines et financières suffisantes pour pouvoir assurer à elle seule une couverture électorale large et transparente des élections dans tout le pays. Par ailleurs, celle-ci est perçue comme pro-gouvernementale, réservant moins d’espace aux opinions critiques de l’opposition.

Sans couverture électorale large et professionnelle, les élections de 2015 risquent d’être entachées de fraudes et d’irrégularités, de rumeurs et de manipulations, pouvant ainsi mener à la contestation des résultats, ce qui ne ferait qu’empirer l’imbroglio politique dans lequel se trouve le pays. Une nouvelle "Synergie des Médias" permettrait à tous les acteurs de rester informés en temps réel et d’ainsi diminuer les risques de violences électorales liées aux rumeurs et aux manipulations des élections. Il revient ensuite aux journalistes de faire leur métier avec professionnalisme, et de ne pas chercher à se substituer à des activistes de la société civile pour ne pas enflammer une situation déjà très tendue.

Dans l’immédiat, il est essentiel que les différents acteurs, burundais et internationaux, soutiennent la normalisation des relations entre les médias, les autorités et le public afin que la couverture médiatique puisse contribuer à la tenue pacifique des élections, et éviter que la désinformation suscite plus de violences. En plus d’un appui technique et financier, des initiatives de formation et de responsabilisation des journalistes à la sensibilité au conflit doivent également être soutenues à travers l’Association burundaise de radiodiffuseurs (ABR).

Le fonctionnement effectif des médias et leur collaboration à travers la "Synergie des Médias" constituent une des conditions pour garantir la transparence et la crédibilité du processus électoral. Pour cela, le pouvoir public a la responsabilité de garantir la liberté d’expression, la sécurité des journalistes et leur droit de travailler indépendamment. Sans presse libre, la démocratie restera un rêve.