Un paysan sur le vélo du Président !
Sports

Cyclismag, 18 novembre 2009

Sur le Tour du Rwanda, un agriculteur de 39 ans court pour l'équipe du Burundi... sur le vélo de son Président de la République. Récit.

Par Pierre Carrey (à Kibuyé)

Gérard Bukuru et son présidentiel destrierImpossible de rater ce vélo dans le peloton. C'est un Trek rouge rutilant, modèle DCLV Carbon 110, avec de bonnes roues, des vitesses indexées et même un compteur accroché au guidon. La selle blanche, un peu élimée, raconte les longues sorties de son propriétaire : cent kilomètres, régulièrement, sur les routes du Burundi, un état d'Afrique de l'Est encore secoué cette année par des attaques rebelles.

"ON NE PEUT PAS CHUTER AVEC CE VÉLO !"

Cette bécane de luxe qui détone parmi d'autres outils de fortune, appartient à Pierre Nkurunziza, Président de la République du Burundi, au pouvoir depuis 2005. "Quand il a su que l'équipe nationale cherchait des vélos pour courir le Tour du Rwanda, il nous a prêté le sien. Nous en prenons grand soin. On ne peut pas chuter avec !", explique l'entraîneur, Désiré Hussein Nsengiyumva, par ailleurs représentant d'un orphelinat. Quatre coureurs du pays étaient engagés sur l'épreuve.

L'heureux bénéficiaire du Trek écarlate s'appelle Gérard Bukuru. A 39 ans, il est champion du Burundi en titre. Le samedi et le dimanche, il s'entraîne. Du moins il essaie. Le reste de la semaine, ce coureur fin et ténébreux est agriculteur. Il possède un lopin de terre à Mutimbuzi, près de la capitale. Il ne parle ni français ni anglais, ne sait ni lire ni écrire. Il sait souffrir et gagne sa vie ainsi.

"J'AI TELLEMENT HONTE DE NOS VÉLOS"

Sur le Tour du Rwanda, Gérard Bukuru est dans les profondeurs du classement général. Avec Charles Bucumi, il est le dernier concurrent du Burundi encore en course. Leurs deux autres équipiers ont manqué de chance. Victime d'une crevaison à cinq kilomètres de l'arrivée, Manassé Nsindengaha a abandonné dès la première étape : personne n'est venu le dépanner. Mercredi, Benjamin Ntahongendera a été évacué en ambulance : il a chuté dans une descente. L'entraîneur national se fait fataliste. Dans un pays ravagé par quinze années de guerre, que vaut un cycliste accidenté ? Désiré Nsengiyumva se préoccupe de ceux qui restent dans le peloton : "Ils progressent au fil des étapes. Le Tour du Rwanda est seulement notre première épreuve internationale de la saison. Le Burundi a connu cette année des problèmes sociaux, politiques et économiques. Ce n'était pas le moment d'organiser un long déplacement." Le Rwanda, situé au Sud de sa frontière, était à huit heures de bus. Une participation à la course s'imposait ! "Nous aurions pu aligner six coureurs au lieu de quatre, poursuit le sélectionneur. Mais j'ai tellement honte de nos vélos... Ils pèsent plus de quinze kilos. J'ai préféré réduire le nombre de coureurs mais emporter des vélos décents". A voir les machines du Burundi qui côtoient le Trek rouge, on frémit en pensant aux biclous restés au pays. C'est simple : les vélos de la sélection sont les plus abîmés de toutes les équipes africaines, pourtant pas bégueules et plutôt expertes dans l'art du rafistolage.

"IL N'Y A PAS D'ÉGALITÉ DES CHANCES"

Nsengiyumva confie : "Quand nous sommes arrivés le premier jour, nos coureurs ont vu les machines des autres. Ils demandaient : "Même si on fournit des efforts, est-ce qu'on va s'en sortir ?" Je leur ai expliqué qu'il fallait avant tout finir l'épreuve. Ils sont là pour participer. Mais, au fond, nous savons bien qu'il n'y a pas d'égalité des chances..." Union cycliste internationale ? Fédérations étrangères ? L'entraîneur du Burundi ne sait plus qui solliciter pour améliorer et agrandir son parc de vélos, alors qu'une pièce d'importation s'élève entre 2000 et 6000 dollars. Il en possède six lui-même, forcément d'occasion, rapportés d'Afrique du Sud en 2005 du temps où il était coureur. Certains de ses compatriotes ont abandonné le sport, découragés. Le niveau d'ensemble a baissé. Les hommes du Burundi n'ont jamais brillé parmi les meilleurs du continent mais, sans montures ni calendrier de compétition, leur étoile pâlit un peu plus chaque saison.

L'an prochain, le Burundi veut organiser un Tour de la Paix au mois de mars. Une occasion d'inviter les sélections voisines pour leur montrer que les tensions sont retombées et que la stabilité reprend. "Notre priorité, c'était la paix. Maintenant que nous l'avons retrouvée, nous voulons construire. Il y a beaucoup à faire dans ce pays. Et pourquoi ne pas rebâtir le cyclisme aussi ?" interroge le coach. Chaque week-end, c'est chez lui qu'il rassemble les paysans-coureurs pour s'entraîner. A l'approche d'un grand événement, il essaie d'intensifier ces stages. Les repas sont pris en charge : un cultivateur qui pédale ne produit rien d'essentiel à sa survie. Il n'est pas même un héros au Burundi malgré l'amour que les habitants portent au vélo. Dans certaines provinces, les femmes refusent d'épouser un homme qui ne possède pas sa bicyclette.