C'est l’histoire tourmentée du Burundi qui fait craindre le pire
Analyses

Courrier International, 26/01/2016

Burundi. Conjurer les démons du génocide

Par René Lemarchand

Politique à ses débuts, le conflit burundais a réveillé les démons de l’ethnicisme. Le passé comme le contexte régional nourrissent la funeste perspective d’un massacre de masse.

“L’instauration d’un dialogue national peut-elle mettre un terme à la violence au Burundi ?” s’interrogeaient les participants d’une conférence internationale qui se déroulait à Bujumbura en mai 1994, quelques jours après le génocide rwandais. La question se pose toujours aujourd’hui.

Alors que le Burundi semble chaque jour faire un pas de plus en direction du gouffre, le souvenir du génocide rwandais pèse sur l’avenir de ce petit pays pauvre d’Afrique centrale. De nombreux observateurs se demandent si l’ouverture, plusieurs fois reportée, d’un dialogue avec l’opposition pourrait permettre de rompre le cycle de violence qu’a provoqué la décision du président Pierre Nkurunziza de se présenter à un troisième mandat, en violation de la Constitution. Si une redite des événements de 1994 paraît improbable, elle n’est pas entièrement exclue.

L’ombre du Rwanda voisin 

Le Burundi a beaucoup de points communs avec son voisin du nord. Outre l’étroitesse de leur territoire, l’absence de ressources naturelles et la densité élevée de leur population, ces deux pays se divisent entre Tutsis et Hutus, ces derniers représentant environ 80 % des 10 millions d’habitants au Burundi. Et, comme au Rwanda, une bonne partie de l’histoire du Burundi depuis son indépendance, en 1962, s’est écrite dans le sang.

Les destins des deux pays diffèrent néanmoins sur la question du génocide. Contrairement au Rwanda, où l’extermination de près de 600 000 Tutsis a permis la prise du pouvoir par le Front patriotique rwandais (FPR), le Burundi a réglé ses interminables différends avec la conclusion d’un compromis constitutionnel accordant 60 % des postes parlementaires et gouvernementaux aux Hutus et 40 % aux Tutsis. L’armée a été réorganisée de manière à comprendre autant de Hutus que de Tutsis. Longtemps porté aux nues, ce bel exemple d’ingénierie constitutionnelle est aujourd’hui sur le point de s’effondrer et d’emporter avec lui tous les espoirs d’une transition pacifique vers la démocratie.  

Fragmentée et mal organisée, l’opposition au président Nkurunziza porte sa part de responsabilité dans le chaos actuel. Le 11 décembre, l’attaque de trois bases militaires par des hommes en armes a fait des dizaines de victimes. Les meurtres par vengeance n’ont pas tardé à se multiplier. Selon un rapport publié le 15 janvier par l’agence des Nations unies pour les réfugiés, trois fosses communes auraient été mises à jour, certaines contenant plusieurs centaines de corps. Une dizaine de femmes, majoritairement tutsis, auraient aussi fait l’objet de violences sexuelles.

Pendant ce temps, un nouveau groupe d’opposition baptisé les Forces républicaines du Burundi rassemblerait de nombreux déserteurs de l’armée et commencerait à prendre pied dans plusieurs régions du pays. Personne ne sait quels partis seront invités aux pourparlers dont l’ouverture est prévue pour la fin du mois à Arusha, en Tanzanie. Ce qui est certain, c’est que la violence devrait encore se déchaîner durant les prochaines semaines.

On a beaucoup répété que le Burundi ne présentait pas la même polarisation ethnique que le Rwanda. Et jusqu’à présent les Forces de défense nationale (FDN) ont fait preuve d’un bel esprit de cohésion face à ceux qui contestent son autorité. Mais les signes de tensions ethniques sont indiscutablement là, notamment dans les quartiers à majorité tutsi.

La composition du paysage urbain n’est pas le seul élément à prendre en compte, il y a aussi des paramètres régionaux. Qu’elles soient fondées ou non, les allégations selon lesquelles le Rwanda chercherait à manipuler les réfugiés pour déstabiliser le régime du Burundi n’écartent pas la possibilité d’une infiltration par des éléments basés au Rwanda, ni celle d’une intervention militaire rwandaise au cas où la communauté des Tutsis ferait l’objet de persécutions. Le Rwanda sert autant de garantie de sécurité pour la minorité tutsi que de source d’instabilité politique.

Racines historiques 

L’histoire tourmentée du Burundi apporte un autre éclairage important. Certains responsables politiques hutus estiment en effet que le génocide des Tutsis était une réponse au massacre de 1972, quand près de 200 000 civils hutus ont été éliminés par une armée et des milices entièrement composées de Tutsis (les Jeunesses révolutionnaires Rwagasore). Le fait qu’il s’agissait au départ d’une insurrection locale de paysans menée par des Hutus n’enlève rien au caractère génocidaire de ce mouvement, qui a causé des centaines, voire des milliers, de morts chez les Tutsis.

Plus que le génocide rwandais, c’est celui des Hutus en 1972 qui offre la grille de lecture la plus pertinente pour comprendre la crise actuelle. Un nombre surprenant de responsables politiques hutus – dont Nkurunziza et son ancien chef de la sécurité, Adolphe Nshirmirimana, mort en 2015 – ont vu leur père, leurs amis et leurs proches se faire massacrer en 1972. Surnommés “les orphelins du génocide”, ces hommes et ces femmes gardent le souvenir vivace des horreurs infligées à leurs familles. Comme en 1972, les jeunes militants constituent un formidable instrument de violence dans les campagnes. Et comme en 1972, quand de nombreux Hutus étaient membres de l’Eglise de Pentecôte, le président Nkurunziza brandit fièrement l’étendard des “nouveaux chrétiens”, n’hésitant pas à se désigner comme l’instrument de Dieu, dont la victoire avait été annoncée bien avant les élections de 2005.

Autant dire que ces prétentions messianiques n’augurent rien de bon pour une solution négociée. La démission de Nkurunziza – qu’exige l’opposition avant l’ouverture des discussions à Arusha – n’est guère envisageable. Il existe néanmoins d’autres façons d’augmenter la pression sur le régime pour l’inciter à plus de souplesse. L’économie du Burundi est en miettes. Les revenus de plus en plus limités de l’Etat ne tarderont pas à entamer la légitimité du régime, à redoubler les doléances des forces de sécurité et à affaiblir les alliances régionales. Autant d’éléments qui pourraient inciter Nkurunziza à ne pas se fier à la seule Providence – ou Imana, le concept divin selon la tradition burundaise – pour prendre les décisions les plus rationnelles et les plus pertinentes dans le cadre d’une solution négociée avec les forces de l’opposition, à l’intérieur comme à l’extérieur de ses frontières.

René Lemarchand

Source AFRICAN ARGUMENTS