Burundi : Campagne de financement participatif pour soutenir le Journal Iwacu
Société

Le Monde, 05.05.2016

L’appel au secours d’Iwacu, dernier média indépendant du Burundi

 Voilà bien une conséquence de la crise au Burundi qui ne fera pas les grands titres de la presse internationale : l’effondrement du marché publicitaire. Et pourtant, pour les médias du Burundi, dont l’existence est déjà menacée par une répression sans précédent de leur liberté d’expression et de mouvement, la chute des recettes publicitaires est une menace aussi sérieuse que la censure et les arrestations de journalistes. [Photo : Antoine Kaburahe, directeur d’Iwacu, lance une campagne de financement participatif pour soutenir son journal.]

Le groupe Iwacu, qui publie une newsletter quotidienne, un hebdomadaire imprimé, ainsi qu’un site et une web télé, se voit ainsi étranglé par un emprunt bancaire destiné à l’achat récent d’une rotative. Il lance un appel au secours sur la plateforme de financement participatif Ulule, que Le Monde a décidé de soutenir.

Prix RSF « Héros de l’information » 2016

Antoine Kaburahe, directeur des publications d’Iwacu, a dû s’exiler en Belgique à l’automne 2015. Menacé dans son pays, il continue de diriger à distance le dernier média indépendant du Burundi. Le 2 mai, il a reçu au théâtre du Rond-Point à Paris, des mains de la maire Anne Hidalgo, l’une des quatre médailles des « héros de l’information 2016 », en partenariat avec Reporters sans frontières (RSF). « Je salue le courage d’Antoine parce que je sais combien la situation des journalistes est difficile au Burundi », a déclaré pour sa part Michaëlle Jean, secrétaire générale de la Francophonie.

C’est dans Iwacu (et sur Le Monde Afrique) qu’a été publiée en avril la tribune de 61 chercheurs et enseignants en lien avec le Burundi et en provenance de prestigieuses universités africaines, américaines ou européennes. « La peur a réduit à néant l’espace de débat et d’analyse », dénonce ce texte intitulé « Que reste-t-il de la liberté de pensée au Burundi ? ».

C’est aussi sur la web télé d’Iwacu que l’on découvre les détails du traquenard dans lequel le général Athanase Kararuza a été tué le 25 avril à Bujumbura. Quand l’information est sensible, les journalistes d’Iwacu signent en nom collectif, pour que la répression ne s'abatte pas que sur l’un d’eux en particulier. Ils racontent au quotidien les manifestations et la répression, les pénuries et les angoisses de ce pays qui s’enfonce dans la crise en raison de la volonté d’un seul homme, le président Pierre Nkurunziza, qui a refusé de céder sa place en juillet 2015 à l’expiration d’un second mandat qui devait être le dernier.

Par ailleurs, Le Monde a signé, lundi 2 mai, un accord de partenariat avec Iwacu qui permettra la publication croisée d’articles et de vidéos des deux titres. « Ce partenariat sera l’un de nos moyens de suivrede près un pays qui vit des moments cruciaux et où le travail des journalistes est extraordinairement difficile, estime Serge Michel, rédacteur en chef du Monde Afrique. Nous sommes fiers de nous associer àIwacu, un média indépendant et de qualité. » Antoine Kaburahe, de son côté, s’est félicité du soutien et de la reconnaissance internationale que gagne son titre grâce à cette association.


Antoine Kaburahe : « Iwacu, notre journal, est toujours là ! »

Antoine Kaburahe, directeur d’Iwacu, le dernier média indépendant du Burundi, a dû s’exiler en Belgique. Il se bat pour la survie de son titre, malgré la répression en cours dans son pays, classé à la 156e place du classement mondial de la liberté de la presse 2016 établi par Reporter sans frontières (RSF). M. Kaburahe, Prix RSF 2016 des « héros de l’information », lance une campagne de financement participatif pour soutenir son journal et répond aux questions du Monde.

Comment a été créé « Iwacu » ?

Antoine Kaburahe C’est une histoire qui commence en 1992, lorsque je suis devenu journaliste à la Radio-Télévision nationale du Burundi (RTNB), une période d’effervescence, dans la vague des démocratisations, alors qu’approchaient les premières élections pluralistes. J’ai couvert la campagne, découvert le Burundi profond et le monde politique. Mais aussi, j’ai pu voir que la radio nationale était un univers formaté. Et puis, après l’élection de 1993 et la victoire de Melchior Ndadaye, il y a eu son assassinat, puis les massacres, et le début de la guerre civile. L’année suivante, en 1994 au Rwanda, c’est le génocide, où la Radio-télévision libre des Mille Collines (RTLM) appelle au meurtre. C’est alors, en 1995, que Bernard Kouchner arrive au Burundi avec un projet qu’il explique ainsi : « La radio a tué au Rwanda, alors on va faire une radio qui sauve au Burundi. » Je suis recruté dans l’équipe pour lancer Radio Umwizero (« espoir »), devenue plus tard Radio Bonesha [l’une de celles qui seront détruites lors de la tentative de putsch de mai 2015].

C’est une période dure : d’abord avec la guerre civile, les troubles graves dans Bujumbura, puis le coup d’Etat de 1996 et l’embargo...

Oui, et Umwizero voulait, en plus, faire du « journalisme de paix ». C’était la première fois qu’une radio n’était pas la voix du gouvernement. Il était interdit de parler de Hutu et Tutsi à l’antenne. Mais, un jour, une grenade a été lancée au marché central, à 300 m de notre rédaction. Il y avait une dizaine de morts, mais on a ouvert notre journal, je m’en souviens, sur une exposition de photos de poissons du lac Tanganyika au Centre culturel français. Des amis m’ont fait remarquer que c’était étrange. Cela a été une prise de conscience. On devait privilégier l’information dite « positive ». Avec le temps, je trouve que c’était angélique. Le Burundi était à feu et à sang et on était mal à l’aise, on se sentait déconnectés de la réalité. Je me suis senti à l’étroit. Alors est venue l’idée de lancer un journal, Panafrica, l’un des premiers hebdomadaires indépendants.

Et d’autres problèmes sont survenus ?

Le Burundi s’enfonçait dans la guerre civile. J’enquêtais sur le cas d’un jeune homme qui avait été tué par l’armée. A l’époque [après le coup d’état de Pierre Buyoya], on ne s’attaquait pas à l’armée, sinon on était accusé d’être complice des Groupes tribalo-génocidaires, les GTG, c’est ainsi que les rebelles [du CNDD-FDD, désormais au pouvoir au Burundi] étaient appelés par l’armée.

Qu’on appelait, inversement, Armée mono-ethnique tutsi, l’AMT !

Exactement ! En tout cas, à la suite de cet article, j’ai été menacé, et j’ai dû fuir le Burundi en décembre 1997, écœuré. J’ai obtenu l’asile politique en Belgique. Là, je suis devenu free lance pour la BBC, la Voix de l’Amérique et d’autres. J’ai écrit un livre, La Mémoire blessée. Puis est venue l’idée de lancer un journal pour la diaspora, en 2006. Et voilà comment a commencé Iwacu (« chez nous »). Il résumait alors les craintes et espoirs de cette diaspora, c’était un trimestriel.

Quand sera-il édité au Burundi ?

Vers 2007, je me dis qu’il est temps de rentrer et pourquoi pas avec Iwacu. Je trouve quelques financements. Au début, c’est une toute petite rédaction : six journalistes, quatre ordinateurs, un appareil photo, une voiture de location. Mais on fait nos preuves, on devient hebdomadaire. Huit and plus tard, c’est un petit groupe de presse. En mai 2015, on allait lancer le premier quotidien indépendant au Burundi. C’est dans cette perspective qu’on achète une imprimerie, magnifique machine qu’on installe à Bujumbura avec un technicien allemand et des Ougandais, qui étaient mois chers…

Vous investissez dans une imprimerie au moment du coup d’Etat…

Comment le prévoir ? On se réveille le 13 mai, le jour de la tentative de putsch, et les radios sont en cendre. Habituellement, lors des nombreux coups d’Etat qu’a pu compter ce pays, tous les discours étaient prononcés à la « vénérable » (la RTNB). Mais là, non, ils l’ont été sur les radios indépendantes qui ont ensuite été détruites. Cela soulève des questions complexes. Certains ont-ils trop tapé sur le pouvoir ? Bien sûr, rien ne cautionne ce qui est arrivé ensuite aux médias burundais et aux journalistes, la répression incroyable qu'ils ont subie. A ce jour, ils sont près d’une centaine en exil. Toujours est-il que ce 13 mai, Iwacu n’a pas été touché. Alors je dis à l’équipe : « On ferme la boutique, on met un bandeau noir sur le site, on arrête de travailler, on fait le mort. » C’est ce qui nous a sauvés. Pendant deux semaines, on n’existait plus. Puis on est réapparu, avec le soutien ce jour-là des diplomates en poste à Bujumbura et de la presse étrangère. Et on a repris la couverture.

Comment avez-vous travaillé à ce moment ?

On a couvert les manifestations, les journalistes ont bravé les lacrymogènes. Cela a duré jusqu’en octobre 2015. Puis en novembre, j’ai entendu qu’on voulait me faire taire. J’ai été convoqué au tribunal, entendu une première fois. Le procureur voulait savoir si j’avais parlé à l’un des putschistes. C’était le cas, je l’ai admis, c’est mon travail de journaliste, je lui ai donné tous les détails. J’ai cru naïvement que tout était réglé. Quelques jours plus tard, je me suis rendu à une réunion prévue de longue date à l’extérieur du pays. Presque aussitôt, j’ai appris que je faisais l’objet d’un mandat d’arrêt international, et un mandat d’extradition adressé à la Belgique, en relation avec le dossier des putschistes.

Depuis, cette situation a-t-elle évolué ?

Juste avant la visite à Bujumbura de Ban Ki-moon [secrétaire général des Nations unies], en février, les charges ont été levées contre moi. Cela m’a glacé, en fait. Il n’y a pas eu d’enquête, on met des charges, on les enlève. Je ne sais pas si on peut appeler cela une justice.

Et « Iwacu », pendant ce temps ?

Ce qui me réconforte, c’est qu’Iwacu ne s’est pas effondré avec mon départ en exil. Sans moi, le journal continue. Je n’y signe plus d’éditorial. C’est le rédacteur en chef qui pilote le travail. Le journal ne se réduisait pas à ma petite personne ! Pour paraphraser Obama, « il faut des institutions fortes, pas des hommes forts ». On avait investi dans cette imprimerie en pensant qu’elle pourrait tourner vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept jours sur sept. On pensait devenir indépendant, construire notre autonomie financière, développer un groupe autour d’un quotidien, d’un hebdomadaire, d’un site Internet. Tout cela est impossible actuellement. En fait, l’imprimerie ne tourne qu’une fois par semaine, pour imprimer Iwacu en français et en kirundi. Mais je ne voudrais pas que cette belle aventure prenne fin. Je sens beaucoup de peur chez les journalistes. On s’est résignés à signer certains articles au nom de toute la rédaction, même si je n’aime pas cela. Récemment, le chef d’état-major a accepté de nous accorder une interview. J’ai dit à l’équipe : « On la met en une, mais soyez sans concession dans les questions. » Iwacu est toujours là.

Propos recueillis par Jean-Philippe Rémy (Johannesburg, correspondant régional)