Génocide contre les Hutus en 1972 : Un sujet très sensible au Burundi
Analyses

RFI, 11 mai 2016

Filip Reyntjens : «Un espace de liberté s’impose pour réconcilier au Burundi»

Le Burundi a commémoré récemment ce qu'on y appelle les «événements» de 1972. Des violences interethniques entre Hutus et Tutsis ayant fait au moins 100.000 morts. Un épisode longuement passé sous silence mais qui, cette année, a été accompagné d'une demande des familles des victimes : qu'un «génocide» contre les Hutus soit reconnu. Un sujet très sensible dans le contexte de crise politique actuel, comme l'explique Filip Reyntjens, professeur de Droit et de Sciences politiques à l'université d'Anvers, spécialiste de la région des Grands Lacs.

RFI : Filip Reyntjens pouvez-vous nous rappeler ce qui s’est passé en avril 1972 au Burundi ?

Filip Reyntjens : En deux mots, parce que c’est une histoire assez complexe. Mais il y a eu une attaque d’envergure assez limitée de rebelles Hutus qui venaient essentiellement du Congo et plusieurs milliers de Tutsis, surtout des officiels, des fonctionnaires de l’administration locale, des gens des parquets, etc. ont été tués à cette occasion et ensuite l’armée burundaise et la jeunesse du parti unique Uprona ont réagi par une répression féroce qui a fait – on ne connaît pas le chiffre exact – entre 100 000 et 300 000 victimes et quasiment toute l’élite hutue a été décimée fin avril 72. C’est un moment extrêmement important dans l’histoire du Burundi. D’ailleurs ces événements on les appelle Ikiza : le fléau.

Ces nouvelles demandes de reconnaissance d’un génocide des Hutus dans le contexte actuel, ce n’est pas fortuit ?

Ce n’est pas tout à fait fortuit dans ce sens qu’on sent une tentative d’injection de l’ethnicité dans le discours politique au Burundi aujourd’hui. Heureusement, il faut le dire, cette tentative ne semble pas marcher. Je veux dire par là que les Burundais ne semblent pas accueillir favorablement ce type de discours, ne marchent pas sur cette voie-là et c’est, je pense, le fruit d’une ingénierie institutionnelle qui a été extrêmement performante depuis l’accord d’Arusha en août 2000.

Vous voulez dire que la transition et les nouvelles institutions ont permis peut-être de faire cicatriser la plaie ouverte en 1972 ?

Je ne sais pas si la plaie est cicatrisée, je ne le pense pas. Mais il faut dire que le Burundi a su gérer un contentieux ethnique, dont l’exploitation qui avait coûté des centaines et des centaines de milliers de morts, avait été jugulée de façon efficace grâce à cette ingénierie constitutionnelle qui avait… On le voit depuis le début de la crise il y a un an, on constate que le conflit au Burundi est un conflit politique et non pas un conflit ethnique. Ceux qui se sont opposés au troisième mandat de Nkurunziza sont des Hutus et des Tutsis et ceux qui l’ont soutenu sont des Hutus et des Tutsis.

Donc pour vous les tentatives d’instrumentalisation qui sont faites des événements de 72, dans le cadre actuel, ne fonctionnent pas ?

Ne fonctionnent pas encore. Il faut être très prudent. Tout comme on a pu juguler le fait ethnique on peut également le ressusciter. C’est un processus qui est toujours en cours et c’est une pacification qui reste somme toute toujours assez fragile.
Les autorités se sont fait largement l’écho de ces commémorations cette année.

Est-ce que selon vous elles ne cherchent pas aussi à dénoncer ce qui est, selon elles, un deux poids-deux mesures de la communauté internationale, vis-à-vis du Burundi et du Rwanda, les Burundais estimant qu’on est très magnanimes avec les Rwandais ?

Tout à fait. Je pense que c’est un sentiment très compréhensible. Le régime rwandais est autoritaire, dictatorial, prétend évidemment que l’ethnicité n’existe pas, donc pratique une politique d’amnésie ethnique. Mais en réalité il s’agit d’une petite élite tutsie qui est au pouvoir au Rwanda et donc il est vrai que la communauté internationale tolère beaucoup plus l’autoritarisme au Rwanda qu’au Burundi. Ça c’est incontestable. C’est dû notamment au «crédit génocide» dont bénéficie le régime rwandais, [au] sentiment de culpabilité de la communauté internationale de n’avoir rien fait en 94 au moment du génocide, mais également par exemple [à] la participation du Rwanda à des opérations onusiennes et Union africaine de la paix, [à] une économie qui fonctionne assez bien… Tout cela explique pourquoi la tolérance par rapport au Rwanda est plus grande qu’au Burundi. Mais ce sentiment qui correspond à une réalité de deux poids-deux mesures est tout à fait réel.

Une commission Vérité et Réconciliation chargée justement de qualifier tous les crimes commis au Burundi depuis l’Indépendance a finalement été mise en place cette année. Elle est présidée par un ecclésiastique. Est-ce que, selon vous, dans le contexte actuel elle a les moyens de remplir sa mission ?

Je ne le crois pas. Je pense qu’il faut par exemple au minimum une certaine liberté de parole au Burundi... Or aujourd’hui, alors que le Burundi avait été considéré comme un modèle, là, jusqu’à il y a quelques années, il y avait une société civile extrêmement active, il y avait une presse diversifiée libre de s’exprimer, tout cela a été mis en cause, surtout depuis la tentative de coup d’Etat de mai, et donc tout cet espace de liberté, malheureusement a été refermé. Il me paraît extrêmement difficile de faire un véritable travail de vérité, sachant en plus que tout le monde a du sang sur les mains ! Et donc parmi ceux qui sont au pouvoir aujourd’hui il y en a qui, s’ils ont dit la vérité, devront être reconnus coupables de certains crimes, notamment des crimes contre l’humanité, peut-être des crimes de guerre. Mais il y en a également, au sein de l’opposition, qui devraient craindre la vérité qui pourrait sortir ou déboucher de cette Commission Vérité et Réconciliation.

Par François Mazet