Burundi : la violence a désormais pris la forme d’assassinats ciblés
Sécurité

Libération, 11 août 2016

La guerre civile plane sur le Burundi

Un an après les manifestations dénonçant la réélection du président Pierre Nkurunziza, opposants et proches du régime multiplient les règlements de comptes, comme à Mugamba dans le sud du pays.

Une sorte de quiétude se dégage de l’air frais des pâturages et des champs de thé bordés d’eucalyptus, comme si rien ne se passait jamais à Mugamba, en tout cas rien de grave.

A Nyagasasa, l’une des six collines où sont dispersés les 50 000 habitants de la commune, des vieillards, les yeux rongés par la cataracte, regardent leurs vaches paître en silence. Ils portent de longs manteaux en cuir élimé. Des femmes attendent qu’une voiture passe au bord de l’unique route goudronnée, des garçons remplissent de charbon des sacs de toile ficelés par des herbes. Des nuages de poussière brune noient la piste qui traverse ce qui ressemble à un centre-ville, où seuls s’animent le bureau communal et une usine de thé. «Ici, on ne fait que travailler», dit le chef de colline.

Quand on demande ce qu’il s’est passé à Nyagasasa il y a quelques semaines, les vieux regardent leurs vaches, les femmes la route, les garçons leur charbon et le chef sourit. Un homme portant costume beige, chapeau de velours côtelé et chemise en jean dit soudain qu’il a «tout vu». Puis désigne de son bâton le buisson où deux hommes se cachaient, le 8 juin vers midi, et là où, quelques heures plus tard, deux corps «bien habillés»ont été découverts de part et d’autre du sentier. L’un dans un parterre de fleurs violettes, à côté d’un champ de bambous, l’autre parmi des branchages, le long d’un enclos, une balle dans la tête chacun.

Qu’étaient venus faire ici Jean-Baptiste Mbonihankuye et Egide Nahimana, chauffeur et employé de banque de Bujumbura, la capitale, située à plus de 80 kilomètres ? La version officielle est simple : partis à la recherche d’un homme qui leur devait de l’argent, ils auraient été victimes de ses complices «malfaiteurs». Un règlement de comptes qui n’aurait rien à voir avec l’émergence d’une opposition armée hétéroclite, née après la répression des manifestations de plusieurs quartiers de Bujumbura contre le maintien au pouvoir du président de la République, Pierre Nkurunziza, au printemps 2015.

Ce n’est malheureusement pas la première fois que le calme de Mugamba est rompu par des coups de feu. Depuis un an, les embuscades se multiplient dans la commune, verrouillée de policiers, de militaires et d’agents de la Documentation, les renseignements burundais. En novembre puis en janvier, de longs affrontements ont eu lieu entre des patrouilles et un groupe armé. La deuxième attaque a été revendiquée par le RED-Tabara (Résistance pour un Etat de droit), l’un des deux principaux mouvements d’opposition nés en 2015. Des attaques ont eu lieu dans les communes voisines de Matana, Gisozi, Burambi et Bururi. A Mugamba, la violence a désormais pris la forme d’assassinats ciblés : au moins 15 morts depuis mars, en particulier des membres du Conseil national de défense de la démocratie-Forces de défense de la démocratie (CNDD-FDD), le parti de Pierre Nkurunziza.

Cachots informels

La situation est telle que, le 1er juin, juché sur un camion entouré d’hommes lourdement armés, le président de la République est venu en personne appeler la population à dénoncer ses «frères», donnant à ces derniers quinze jours pour se rendre. «Nous sommes prêts à utiliser les mêmes méthodes que dans la province de Bujumbura rural en 2010», a prévenu Pierre Nkurunziza, faisant référence à la sanglante répression de la dernière rébellion burundaise, les Forces nationales de libération, au début de son deuxième mandat.

«Ce sont de simples bandits», répète le chef de la police, assis dans son commissariat dénué d’électricité où s’empile une paperasse faite à la main. Ne jamais reconnaître que les attaques sont l’œuvre d’un groupe rebelle en formation : telle est la stratégie du régime, qui soutient que le pays est en paix et refuse donc tout dialogue avec l’opposition ou une quelconque intervention internationale. Sonnant comme une provocation une semaine après la visite présidentielle, l’assassinat de Jean-Baptiste Mbonihankuye et d’Egide Nahimana montre à l’inverse une exécution soigneusement menée en plein jour. Tous deux habitaient Kamenge, un quartier du nord de Bujumbura et bastion des Imbonerakure, la jeunesse du CNDD-FDD, qui depuis un an prête main-forte à la police. «Tout le monde a eu peur quand ils sont arrivés. Ils interrogeaient tous les ménages pour savoir qui vivaient là,raconte un jeune homme. Des familles ont appelé à l’aide. Puis des hommes armés et en tenue militaire sont arrivés, les ont encerclés et les ont tués. Tout le monde sait qui Jean-Baptiste Mbonihankuye et Egide Nahimana recherchaient : le commandant Janvier et les autres manifestants.»

Au printemps 2015, Prosper Arakaza, dit «Janvier», menait la foule qui manifestait à Mugamba contre le troisième mandat présidentiel. La commune fit exception : plus d’un mois de rassemblements, alors que les provinces rurales, majoritaires, restaient silencieuses face à la mobilisation de plusieurs quartiers de la capitale. Mugamba ne fut pas épargnée par la répression. Le 25 mai 2015, Innocent Gahiro, un étudiant de la colline Kivumu, était tué par une balle de la police. Le 29 juillet, la police a annoncé la mort d’un «voleur armé» dans la commune. C’était le commandant Janvier. Son oncle et son voisin avaient été arrêtés en mai ; son nom figurait sur une liste de personnes recherchées rendue publique par la police en juin.

Difficile de comptabiliser les arrestations qui ont eu lieu à Mugamba, où, comme ailleurs au Burundi, les cachots informels se multiplient en même temps que les disparitions. «Tous les jeunes de Mugamba sont en danger, car nous avons tous manifesté», juge un élève du lycée communal, foyer de la contestation, où certains lycéens dénoncent leurs camarades contre rémunération et où d’autres en recrutent pour la rébellion. D’autres encore ne viennent plus en cours ou ont réussi à quitter le pays. Les voitures de la Documentation attendent parfois à la sortie. Le directeur de l’établissement, jugé trop laxiste, a été remplacé.

Selon un policier, «la situation est terrible, car les habitants soutiennent la rébellion». Ils sont désormais nombreux à mener une vie à moitié clandestine. Les familles sont accusées de prévenir les opposants de l’arrivée de la police, les motards de les déplacer, les restaurateurs de les nourrir. Ce soutien tacite n’est pas sans histoire au «Sud», région du pouvoir militaire tutsi pendant trente ans, d’où étaient originaires la plupart des intellectuels, des cadres politiques et des officiers avant la guerre civile (1993-2006). De quoi donner un air de revanche à la répression de Mugamba par l’actuel appareil d’Etat, largement composé d’ex-combattants hutus du CNDD-FDD ; de quoi aussi attiser les craintes d’un retour à l’ethnisme dans une région historiquement peuplée de Tutsis.

Fin de l’ultimatum

Combien sont-ils à avoir pris le maquis ? Une dizaine selon la police, plusieurs centaines selon C. et H., 22 et 23 ans, qui ont quitté le lycée pour rejoindre «les combattants» après les manifestations. «Pour le moment nous nous cachons, mais nous nous battrons jusqu’au bout»,disent-ils, le regard aussi enfantin que déterminé. Ils vivent désormais chez des amis ou «dans la forêt», là où l’habitat est trop dispersé pour tout contrôler. Leur nom ? «Ceux qui n’ont plus de maison à cause de Pierre Nkurunziza.»

Eparpillés dans les collines, ce sont ces garçons à peine sortis de l’adolescence qui mènent cette petite guerre mobile faite d’escarmouches, attaquant les patrouilles à jets de pierres, se partageant des kalachnikovs récupérées ici et là, se formant aux armes auprès d’anciens militaires et chantant sur leur passage que Pierre Nkurunziza est un «corbeau». Ils accueillent parfois certains jeunes de Bujumbura et disent recevoir quelques armes du RED-Tabara, estimant que«quiconque débarrassera le Burundi de Pierre Nkurunziza est bienvenu», sans avoir prêté allégeance à aucun leader. «Nous n’attaquons pas, nous nous défendons», insistent C. et H. Quitte à abattre ceux qui renseignent la police ou s’apprêtent à le faire, comme ces chefs de colline, ce domestique et ce coiffeur éliminés ces derniers mois. Ou encore comme Jean-Baptiste Mbonihankuye et Egide Nahimana, les deux morts de Nyagasasa : «Nous aussi, comme les Imbonerakure, nous faisons notre loi.»

Le chef de zone n’a plus de bureau, occupé par les policiers, les militaires et les agents de renseignement venus en renfort à l’approche de la fin de l’ultimatum qui ordonne aux opposants de se rendre. De plus en plus de jeunes changent de maison afin d’échapper à la vaste opération de répression qui a discrètement lieu de jour en jour. Dans cette situation qui n’est ni vraiment de guerre ni vraiment de paix, «tous ceux qui ont manifesté sont pris pour des rebelles, dit un autre élève. Si tu n’es tranquille ni à la maison ni à l’école, il faut prendre une arme». Avant de repartir de Mugamba, Pierre Nkurunziza avait dit aux habitants : «Dites-leur qu’ils vont tout perdre.» 

Par Pierre Benetti, Envoyé spécial à Mugamba