"Coups d’État constitutionnels" et répression politique en Afrique subsaharienne
Droits de l'Homme

@rib News, 09/09/2016 – Source Human Rights Watch

Intervention lors de la conférence « La situation des droits de l'Homme, la démocratie et l'alternance politique en Afrique subsaharienne » au Parlement européen à Bruxelles

Bonjour chers participants, et merci à l’Honorable Cécile Kyenge d’avoir organisé cette conférence.

Je voudrais parler d’une tendance inquiétante qui existe dans la région des Grands Lacs et dans d’autres pays en Afrique ces dernières années : le coup d'État constitutionnel - le phénomène où les dirigeants africains refusent de se conformer aux limites de durée de mandat, ou à des résultats électoraux défavorables, et préfèrent simplement changer les lois et les constitutions qui se dressent sur leur chemin. Trop souvent, leurs manœuvres juridiques sont accompagnées de graves violations des droits humains ainsi que de répressions brutales contre les personnes qui s'y opposent.

Les dirigeants les plus anciens d’Afrique sont d'excellents exemples de cette tendance. Teodoro Obiang Nguema Mbasogo de la Guinée équatoriale, José Eduardo dos Santos de l'Angola, et Robert Mugabe du Zimbabwe — tous au pouvoir depuis plus de 35 ans — ont modifié leurs constitutions dans le but de rester au pouvoir. Dans ces trois pays, il y n’y a que peu ou pas de presse libre, et les partis d'opposition sont systématiquement empêchés d'organiser des manifestations. Les personnes qui ont tenté de s'opposer à leurs efforts pour rester au pouvoir ont été brutalement réduites au silence.

Congo - Brazzaville

Denis Sassou Nguesso, le président de la République du Congo, est un des derniers leaders africains à prendre cette voie. Il a déjà été au pouvoir pendant 31 ans, avec une interruption de cinq ans entre 1992 et 1997. Puis en octobre 2015, son gouvernement a organisé un référendum constitutionnel afin de modifier les limites des mandats présidentiels — de deux mandats de sept ans à trois mandats de cinq ans — et d'éliminer la limite d'âge de 70 ans en cours pour les candidats à la présidentielle. [Sassou a aujourd’hui 72 ans.] Précédée par une campagne d'intimidation et de harcèlement à l’encontre de dirigeants de l’opposition et d’activistes, et malgré plusieurs allégations de fraude, la mesure a officiellement été adoptée avec plus de 92 % des votes, ouvrant la voie à Sassou Nguesso pour se porter candidat à encore un autre mandat.

Dans les semaines qui ont précédé le référendum, des milliers de personnes sont descendues dans les rues de la capitale, Brazzaville, et de la principale ville productrice de pétrole du pays, Pointe-Noire, pour protester. Ils tenaient des pancartes « Sassou Dehors », « Le Congo n’appartient pas à Nguesso » et « Sassouffit ». Les forces de sécurité gouvernementales ont riposté en recourant à la force létale, tirant sur les manifestants, tuant et blessant des dizaines des personnes, selon des activistes locaux. Le gouvernement a également fermé les services d'Internet mobile, les communications par message texte, le signal de Radio France Internationale (RFI), et il a interdit toutes les manifestations. Un grand nombre des personnes qui avaient osé se prononcer contre le référendum ont été arrêtées, y compris des jeunes militants pro-démocraties et des leaders de l’opposition.

La période après l’élection, le 20 mars 2016, – où, sans surprise, Sassou a été déclaré le gagnant – a aussi été caractérisée par la violence et la répression de toute voix dissidente, avec encore des morts et des arrestations.

Burundi

Avant cela, en juillet 2015, le Président du Burundi, Pierre Nkurunziza, a brigué un troisième mandat, malgré l'indignation générale devant ce qu’un grand nombre de personnes ont considéré comme une tentative de défier l'esprit de l'Accord de paix et de réconciliation d'Arusha qui a mis fin à des années de guerre civile dans ce pays, et qui limite les présidents à deux mandats. Plusieurs mois de protestations publiques et de défections de son propre parti au pouvoir n’ont pas amené Pierre Nkurunziza à changer d'avis.

Au lieu de cela, le gouvernement a réprimé les manifestants, les militants et les journalistes indépendants. Des centaines de manifestants et d’opposants au régime présumés ont été tués et des milliers d’entre eux ont été emprisonnés. Les troubles et l’instabilité au Burundi continuent jusqu’à aujourd’hui. Les disparitions sont devenues monnaie courante. Des cadavres sont trouvés régulièrement, également dans les provinces en dehors de la capitale Bujumbura. Des arrestations en masse et des cas de torture par le service de renseignements, en collaboration avec des membres de la ligue des jeunes du parti au pouvoir – qui sont connus sous le nom d’Imbonerakures –, ont lieu régulièrement. Les membres de la société civile et journalistes indépendantes – qui étaient très actifs par avant – ont presque tous fui le Burundi.

Ouganda

Le président de l'Ouganda, Yoweri Museveni, âgé de 72 ans et au pouvoir en Ouganda depuis 1986, a déjà modifié la constitution de son pays en 2005 – par ce qui semble avoir été une manipulation illégale du parlement – plutôt que de se conformer à la limite des mandats présidentiels. Dans l’élection la plus récente, en février de cette année, il a été déclaré vainqueur une fois de plus dans un contexte caractérisé par des restrictions fortes aux libertés d'expression, d'association et de réunion. Avant l’élection, des candidats de l'opposition ont été battus, arrêtés et empêchés de parler avec des électeurs potentiels dans certaines parties du pays. Des manifestations pacifiques ont été dispersées à l’aide de gaz lacrymogène, et lors de l’élection le gouvernement a coupé l’accès aux réseaux sociaux, et le leader principal de l’opposition, Kizza Besigye, a été arrêté et mis en résidence surveillée pendant plus de 40 jours.

Rwanda

Juste au sud de l’Ouganda, le président Paul Kagame de Rwanda allait également se heurter à des limites de mandat en 2017, mais dans un contexte où une société civile et un média indépendant, des ONG internationales, et une vrai opposition n’existent presque pas, Kagame a réussi à faire passer une referendum en décembre 2015, où des citoyens Rwandais ont voté en faveur des amendements de la constitution qui permettront à Kagame de briguer non seulement un troisième mandat lors des prochains élections en aout 2017, mais également un quatrième et cinquième mandat, lui donnant la possibilité de rester au pouvoir jusqu’à 2034.

La plupart des voix critiques au gouvernement rwandais, dominé par le Front Patriotique du Rwanda (FPR), sont emprisonnées, ont déjà quitté le pays, où ont renoncé à continuer leur travail par peur de représailles. Mais pour le peu d’opposants, d’activistes, et de journalistes indépendants qui sont toujours actifs au Rwanda, nous continuons à documenter des cas des disparitions, arrestations, torture, intimidations et d’autres violations contre eux.

RD Congo

La République démocratique du Congo est la prochaine sur la liste, mais là il y a une société civile, des médias, et une opposition très forts et, malgré une situation très tendue aujourd’hui qui risque d’exploser dans les mois à venir, il y a toujours la possibilité d’éviter le pire et pour le président d’accepter de quitter le pouvoir, organiser des élections crédibles, et commencer une nouvelle tendance pour la région.

Depuis janvier 2015, le gouvernement congolais a exercé une répression brutale à l'encontre des personnes qui ont dénoncé ou exprimé leur opposition aux tentatives de maintenir le président Joseph Kabila au pouvoir au-delà des deux mandats consécutifs permis par la constitution, lesquels expirent le 19 décembre 2016. Des membres des forces de sécurité gouvernementales ont procédé à des dizaines d’arrestations arbitraires de dirigeants de l’opposition et d’activistes, ont tiré sur des manifestants pacifiques, ont interdit des manifestations de l'opposition, ont fermé des médias, ont accusé des jeunes activistes pro-démocratie pacifiques de conspirer en vue de commettre des actes terroristes, et ont empêché des dirigeants de l'opposition de se déplacer librement dans le pays.

Pendant ce temps, les préparatifs des élections présidentielles sont au point mort, et aucune date n’est pour le moment fixée pour la tenue du scrutin. De hauts responsables gouvernementaux ont néanmoins affirmé que les élections ne se tiendront pas avant la fin de l'année, comme initialement annoncé et conformément à la constitution, invoquant des contraintes d’ordre technique, logistique et financier. La commission électorale a choisi la méthodologie la plus longue pour la révision des listes électorales, qui vient à peine de débuter et qui, d’après la commission, prendra au moins 16 mois.

À l’initiative du président Kabila, un dialogue national sur la voie à suivre s’est officiellement ouvert le 1er septembre, mais presque tous les principaux partis politiques de l'opposition ont refusé jusqu'à présent d’y prendre part, évoquant des craintes que ce dialogue ne soit qu’un stratagème de maintien au pouvoir pour le président Kabila, qui créerait une « période de transition » pendant laquelle il pourrait tenter de modifier la constitution pour supprimer la restriction au nombre de mandats.

Dans ce que le ministre de la justice a présenté comme un effort pour apaiser les tensions politiques avant le dialogue, neuf activistes de la jeunesse pro-démocratie et pour le respect des droits humains ont été libérés de prison entre le 27 août et le 5 septembre. Ils avaient été arrêtés au cours de l’année et demie précédente après avoir appelé au respect de la constitution ou participé à des manifestations pacifiques ou d’autres activités. Nombreux d’entre eux ont été gardés pendant des semaines voire des mois par l’Agence Nationale de Renseignements (ANR), sans inculpation et sans accès à leurs avocats ou familles, avant d’être finalement transférés à la prison centrale de Kinshasa, et jugés sur base d’accusations forgées de toutes pièces.

Leur libération a mis fin à leur détention abusive, mais ne signifie pas en elle-même un changement de politique. La répression ne s’est pas arrêtée, et beaucoup plus devrait être fait : les inculpations à l’encontre de la plupart des activistes libérés n’ont pas été abandonnées ; au moins 20 autres activistes ainsi que des leaders et partisans de partis d’opposition demeurent en détention après s’être prononcés ouvertement contre les tentatives de prolonger le maintien de Kabila au pouvoir ou après avoir participé à des activités politiques pacifiques, y compris sept personnes tenues au secret par les services de renseignement militaire ; des manifestations à Lubumbashi et Kinshasa le 29 août et le 1erseptembre sont devenues violentes quand des policiers ont tiré du gaz lacrymogène sur les manifestants, et arrêté des dizaines de manifestants ; au moins sept médias proches de l’opposition demeurent bloqués ; et aucun des officiels qui ont mené la répression brutale au cours des 20 derniers mois n’a été tenu de rendre des comptes – ils restent tous dans des positions de commandement.

Plusieurs composantes de la population congolaise – partisans de l'opposition, membres de la société civile, défenseurs des droits humains, et jeunes marginalisés – sont de plus en plus gagnées par la frustration, et beaucoup se disent prêts à se mobiliser et à descendre dans la rue en signe de protestation à partir du 19 septembre, trois mois avant la fin du mandat du président Kabila et au moment où, conformément à la constitution, la commission électorale doit annoncer les dates du scrutin présidentiel.

Le risque d’une augmentation des violences, de l'instabilité, de la répression brutale, et d’un rétrécissement encore plus marqué de l'espace politique au cours des semaines et des mois à venir est très réel.

Mais alors que la fenêtre d'opportunités se referme, nous croyons qu'il est encore temps d’influencer le cours des événements et d’aider à prévenir une escalade de la violence.

L’Union européenne et ses États membres ont un rôle capital à jouer à cet effet : 

  1. D’abord, nous croyons qu’il est temps pour l’Union européenne d’appliquer des sanctions ciblées – notamment des interdictions de visas et des gels d’avoirs – contre les hauts responsables congolais et les officiers des forces de sécurité qui portent la plus grande part de responsabilité pour la répression violente et d’autres graves violations de droits de l’homme. Nous sommes convaincus que ces sanctions auraient l’impact le plus important si elles sont appliquées le plus tôt possible, pour dissuader davantage de violences et de violations, et pour montrer que de telles actions ne restent pas sans conséquences.
  1. Deuxièmement, nous croyons que c’est important pour l’UE de communiquer clairement la nature de l'engagement et la détermination de l’UE à défendre les droits et libertés des citoyens congolais, y compris les libertés d'expression, d'association et de rassemblement pacifique. L'UE devrait condamner publiquement la pratique gouvernementale de l’arrestation et de la détention arbitraires d’opposants politiques, de défenseurs des droits humains et de membres de la société civile, ainsi que l’ingérence politique dans le secteur judiciaire ; appeler à la libération immédiate et inconditionnelle de toutes les personnes détenues pour avoir exercé pacifiquement leurs droits fondamentaux ; demander instamment que les observateurs internationaux des droits humains soient autorisés à travailler au Congo ; appeler à la réouverture des médias arbitrairement fermés ; et veiller au respect du droit de réunion pacifique et à la reddition de comptes pour ceux qui recourent à l'utilisation illégale de la force contre des manifestants pacifiques.

Finalement, nous croyons qu’il est important pour l’UE de communiquer clairement et vigoureusement au gouvernement congolais l’importance que l’UE accorde au respect intégral, et en temps opportun, des articles de la Constitution congolaise relatifs aux mandats présidentiels, aux élections, et au transfert de pouvoir, et que le non-respect de cela aurait des conséquences importantes pour les relations entre l’UE et le Congo.

Il est important que ce message soit transmis aux leaders de la RD Congo, mais il est important de souligner aussi que les acteurs internationaux et régionaux pourraient, et devraient, être plus constants dans leur dénonciation vigoureuse de ces tentatives illégales pour rester au pouvoir, et des graves violations qui les accompagnent, à travers la région.

Tous les dirigeants africains ne sont pas prêts à se maintenir au pouvoir à tout prix, comme le montrent les sorties élégantes du président nigérian Goodluck Jonathan et du président namibien Hifikepunye Pohamba l’année passée. Ces deux dirigeants ont quitté le pouvoir avec une amélioration du respect des droits fondamentaux et leurs héritages intacts.

Le Président Kabila et d'autres dirigeants africains feraient bien de s’inspirer de leur exemple.

Merci. 

Ida Sawyer - Chercheuse senior sur la RD Congo

La vidéo est disponible ici :

http://web.events.streamovations.be/index.php/event/stream/afriqu-alternance