Itinéraire d’une journaliste et poétesse burundaise forcée à l’exil
Société

Libération, 23 mars 2017

Ketty Nivyabandi, le chemin vers la liberté

 Après avoir organisé la marche des femmes contre le pouvoir burundais, la journaliste et poétesse a dû s’exiler à Ottawa, au Canada.

L’entretien téléphonique est perturbé par des cris d’enfants. Ketty Nivyabandi s’interrompt un instant : «Nous sommes quelques familles de Burundais à vivre dans ce refuge, à l’étroit dans des studios. Ces gamins avaient l’habitude de vivre dehors, de s’amuser dans des jardins. Comme ils ont besoin d’espace, ils chahutent dans les parties communes de l’immeuble.»

Et de rajouter dans un rire fatigué «c’est aussi ça #BurundiCrisis», en référence à ce hashtag largement relayé sur les réseaux sociaux depuis que le président du Burundi, Pierre Nkurunziza, a décidé en 2015 de briguer un troisième mandat jugé anticonstitutionnel par une partie de la population.

Comme des centaines de milliers de Burundais, Nivyabandi a pris la route de l’exil pour fuir la situation politique du pays. Après un bref passage par le Rwanda, puis le Kenya, elle atterrit au Canada en septembre 2015 avec ses deux filles. «Pour faire ma demande d’asile, j’ai dû remettre mon passeport burundais aux autorités canadiennes. A ce moment-là, tu deviens apatride. Je l’ai vécu comme une déchirure.»

Elle s’est rendue célèbre durant les manifestations anti-troisième mandat du printemps 2015, en organisant une marche de femmes dans le centre-ville de Bujumbura. «Au Burundi, on n’avait jamais vu les femmes descendre dans la rue.» Sur les télés, on découvre ces images comme des symboles qui en rappellent d’autres : «Les policiers nous tiraient dessus avec des canons à eau et tentaient de nous disperser à coup de grenades lacrymogènes. Face à eux, les femmes chantaient l’hymne national en agitant des mouchoirs blancs. La place de l’Indépendance était devenue notre place Tahrir.»

Au même instant, une faction de l’armée fait dissidence et annonce un coup d’Etat à la radio : «On a vu une foule immense déferler sur la place. C’était la liesse. Je suis restée figée à regarder ce moment historique. C’était un coup d’Etat du peuple. On avait jamais vu ça. J’en avais les larmes aux yeux.» En parcourant le fil d’actualités de ses réseaux sociaux, on suit presque, heure par heure, les conséquences de la répression qui a frappé les manifestants les jours qui ont suivi cette journée d’espoirs avortés : assassinats, tortures, disparitions.

Depuis son exil, Ketty prolonge son engagement citoyen, s’installe à Ottawa pour être proche des organisations des droits de l’homme et faire du lobbying auprès des parlementaires canadiens. Le temps n’a pas érodé son idéal mais le quotidien l’épuise : «Je fais l’effort de ne pas y penser tous les jours. Pendant un an, je vivais au rythme du Burundi, je commençais à mourir avec les victimes. Maintenant, je prends plus de distance. J’ajuste mes armes. Je dois être présente pour mes filles.»

 Ketty est née le 19 juillet 1978 à Uccle, en Belgique. Son père est un médecin formé en Russie et sa mère est interprète. Après quelques années à Bruxelles, la famille rentre s’installer au Burundi au début des années 80. Les parents se séparent après la naissance de la sœur cadette. Ketty sera élevée dans sa famille maternelle qui appartient à l’aristocratie princière, l’ethnie Ganwa. Elle grandit à l’ombre de figures tutélaires. Celle de son aïeul, le roi Mwezi Gisabo, qui avait résisté aux colons allemands, ou le dernier roi, Mwambutsa IV, qu’elle cite en exemple, ou encore celle de son grand-père, le prince Ignace Kamatari, assassiné dans des circonstances non élucidées, et qui, avec ses 2,15 m et son imposante carrure, effrayait la communauté des colons belges «quand il s’invitait à la fête dans les palaces et les hôtels interdits aux Noirs et aux chiens».

En 1993, suite à l’élection de Melchior Ndadaye, le premier président élu démocratiquement, elle est envoyée avec sa sœur en France : «Ma mère a eu un pressentiment. Deux mois plus tard, le Président est assassiné et la guerre éclate. Elle durera quinze ans.» En France, elle est scolarisée dans des institutions catholiques. Un premier temps dans un collège de filles, Saint-Pie-X, à Saint-Cloud : «C’était très tradi-catho, voire extrême droite. Des parents ont envoyé des courriers pour se plaindre à l’administration. Ils craignaient que le niveau de l’enseignement ne s’effondre avec l’arrivée d’une Noire.» Elle se retrouve par la suite à Draguignan, dans un pensionnat - toujours de jeunes filles - là encore tenu par les dominicaines du Saint-Esprit. Elle rit à ce souvenir. «Le soir, quand je voyais les sœurs se balader deux par deux, elles me faisaient penser à des pingouins.»

Elle s’épanouit dans cet environnement, découvre la littérature classique. C’est là que naît sa passion pour l’écriture à force de correspondre avec sa famille et ses amis restés au Burundi, qui lui racontent la guerre en retour, les pénuries et le couvre-feu. Elle admire les sœurs, au point d’hésiter longuement à devenir elle-même carmélite ou sœur contemplative dans l’ordre des Missionnaires de la charité. Son bac littéraire en poche, elle retourne sur le continent africain. Au Kenya, elle fréquente l’université américaine de Nairobi, décroche un bachelor en relations internationales. Après les accords de paix présidés par Mandela et qui portent au pouvoir Nkurunziza, elle rentre à Bujumbura, devient journaliste pour un groupe de presse indépendant. Elle se marie avec un entrepreneur burundais dont elle est aujourd’hui séparée. Inga et Irma naissent.

En juillet 2009, elle apprend que son père est gravement malade. «J’ai passé les trois derniers jours avec lui. Sans qu’il me parle, j’ai appris à le connaître. Il est mort dignement, stoïque.» Cet événement est fondateur : «Il a déplacé quelque chose en moi.» Comme en réaction, elle crée le café littéraire Samandari avec un ami journaliste, qui deviendra le plus important rendez-vous littéraire du pays. «C’était un espace de discussion pour poètes, écrivains et libres penseurs.» Elle a trouvé sa voie. Elle écrira. «Je suis une idéaliste née, au-delà de la raison. J’ai besoin d’y croire, sinon, je risque de m’assoupir.» Alors que la guerre à venir se profile, Ketty rédige des poèmes qui célèbrent son pays et la force de son peuple et fustige les politiciens, ceux qu’elle appelle «les petits hommes» «Le soleil pleure l’éclat de ses rayons / Depuis que d’étranges hommes / Des hommes aux petites idées / Des hommes aux petites actions / Des hommes aux petites ambitions / Des hommes sans imagination / Se sont hissés, les uns sur les petites épaules des autres / Et, de la cime de leur ruine / Ont bandé les yeux à un petit pays / Au teint ombré de crépuscule, qui / Il était une fois / Rêvait de devenir grand.»

19 juillet 1978 Naissance en Belgique.

6 Juillet 2009 Mort de son père.

13 mai 2015 Manifestation des femmes contre le 3mandat et coup d’Etat au Burundi.

Septembre 2015 Arrivée au Canada.

Par Gaël Faye