Burundi : fichage ethnique du personnel des ONG : le grand malaise
Politique

La Libre Belgique, 27 décembre 2018

Les autorités burundaises ont suspendu pour trois mois, le 1er octobre dernier, les ONG étrangères, afin de les obliger à constituer un nouveau dossier de demande d’accréditation. Parmi les documents exigés pour être autorisées à poursuivre leurs activités dans le pays les ONG doivent fournir – d’ici au 31 décembre – le fichage ethnique des employés locaux. La « ligne rouge » à ne pas franchir, ont décidé les ONG européennes.

La suspension des ONG internationales – qui pose problème, notamment pour les soins aux déplacés et réfugiés à rapatrier – résulte d’une décision du 28 septembre 2018 du Conseil national de sécurité qui n’est légalement, selon notre confrère burundais Antoine Kaburahe (Iwacu), qu’un organe « consultatif ». Cet avis n’est donc pas contraignant s’il n’a pas été voté par le parlement, ce qui est le cas de cette décision.

Contrôler l’argent

Celle-ci est tout  de même en cours d’application, après avoir été endossée le 2 octobre par le gouvernement Nkurunziza. La suspension a pour objet de faire pression sur les ONG étrangères afin qu’elles appliquent une nouvelle loi contrôlant strictement leurs opérations. Or, deux des nouvelles exigences de Bujumbura posent problème.

L’une exige que les ONG dépose le tiers de leur budget sur un compte à la banque centrale burundaise, ce qui revient à les mettre sous le contrôle du régime. Il faut rappeler ici que entre 60 et 80% de l’aide internationale au Burundi passe par les ONG étrangères, en raison des crimes commis par le régime, dont l’Onu dénonce les violations massives des droits de l’homme.

Fichage ethnique

L’autre obligation exige la liste des employés burundais de chaque ONG, avec leur ethnie, officiellement afin d’imposer une répartition de 40% de Tutsis et 60% de Hutus. Si nombre d’ONG se sont soumises à la première de ces deux obligations problématiques, la seconde a été jugée, par décision conjointe des ONG européennes, une « ligne rouge » à ne pas franchir.

En effet, dans un pays où 300.000 personnes ont perdu la vie dans le dernier conflit ethnique Hutus-Tutsis (1993-2005) et où le régime Nkurunziza s’efforce depuis 2015 de relancer les rivalités ethniques pour regrouper les Hutus autour de lui malgré de nombreuses exactions à leur encontre (comme à l’encontre des Tutsis), ces ONG risqueraient en effet, en cas de reprise de la guerre ethnique, d’être considérées comme complices de génocide.  

Expulsion, départ…

La Libre Afrique.be a interrogé une série d’ONG sur l’attitude qu’elles ont adoptées face à l’offensive du régime Nkurunziza. L’une d’elle nous a informés qu’elle « ne communiquait pas sur ce sujet », signe éclatant du malaise ambiant. Une autre, 11.11.11 flamand, s’est vu signifier son expulsion du Burundi le 23 octobre dernier « après vingt ans de présence dans le pays pour soutenir des ONG burundaises dans leur lutte pour la démocratie, la bonne gouvernance et la participation citoyenne ». Une troisième, Avocat sans Frontière, a décidé, le 14 décembre, de fermer son bureau au Burundi après vingt ans de présence au Burundi, pour ne pas participer au fichage ethnique.

Les autres organisations d’aide que nous avons interrogées préfèrent ne pas être citées nommément pour nous répondre. Certaines indiquent ne pas être concernées par les nouvelles exigences du régime, n’étant pas statutairement des ONG.

D’autres ont « évité » de donner la liste de leur personnel local par ethnie et ont quand même été agrées; il s’agit d’organisations liées à l’aide médicale et alimentaire, que Bujumbura a, malgré tout, le bon sens de préserver alors que le régime a plongé le pays dans une crise économique, sociale et alimentaire grave en déchaînant la répression contre tous ses opposants ou présumés tels afin de maintenir Pierre Nkurunziza au pouvoir malgré l’interdiction expresse faite par l’Accord de paix d’Arusha, qui a mis fin à la guerre civile. Ce faisant, il garde une épée de Damoclès sur les ONG qui oseraient dénoncer les exactions dont elles sont les témoins.

Procès ubuesque

Ce n’est pas la première fois que le régime Nkurunziza s’en prend aux associations de la société civile. En novembre 2015, le ministère de l’Intérieur avait ainsi interdit dix associations burundaises en les accusant d’incitation à la violence parce qu’elles avaient organisé des manifestations pacifiques, à partir d’avril 2015, pour protester contre le projet du président Nkurunziza de se présenter à une troisième mandat, ce qui avait déclenché la répression et la terreur sous laquelle vit maintenant le pays.

Parmi ces associations figurait notamment Acat-Burundi (Action des chrétiens pour l’abolition de la torture), dont le président Armel Niyongere, a dû se réfugier à l’étranger. Plus ubuesque: la condamnation de Germain Rukiki en avril 2018 à 32 ans de prison, pour avoir collaboré avec Acat-Burundi à l’époque où cette ONG n’était pas interdite (elle le sera à partir d’octobre 2016). Germain Rukiki a été condamné sans preuve matérielle, après un procès à huis clos entaché par de nombreuses violations des garanties prévues par le code de procédure pénale burundais, pour « mouvement insurrectionnel », « atteinte à la sûreté intérieure de l’Etat » et « rébellion ». Lors de son arrestation – sans mandat – en juillet 2017, il était employé par l’Association des juristes du Burundi. Le procès en appel est en cours.

Par Marie-France Cros.