Au Burundi, un triple scrutin sous triple verrou
Politique

Libération, 19 mai 2020

Les élections présidentielle, législatives et municipales de mercredi ont été cadenassées par le régime. Malgré la répression et l'épidémie de coronavirus, les meetings du parti au pouvoir comme de l'opposition ont fait le plein.

Le «guide suprême du patriotisme», selon l’un de ses titres officiels, est d’un naturel imprévisible. Pierre Nkurunziza n’avait-il pas modifié la Constitution, en 2018, pour pouvoir se représenter une quatrième fois à l’élection présidentielle ? Ce fervent chrétien born again, au pouvoir depuis 2005, a renoncé l’an dernier à briguer un nouveau mandat, à la surprise générale. Pour la première fois depuis quinze ans, son nom ne sera inscrit sur aucun bulletin de vote lors du triple scrutin – présidentiel, législatif, municipal – organisé ce mercredi.

Certaines choses, cependant, ne changent pas au Burundi. La campagne électorale a été extrêmement tendue. Un consortium d’ONG a documenté 146 arrestations ces deux dernières semaines, dont 143 ont visé des membres du Congrès national pour la liberté (CNL), le principal parti d’opposition. La Ligue burundaise des droits de l’homme Iteka, contrainte de travailler dans la clandestinité depuis sa radiation en 2017, a également recensé un assassinat, deux disparitions forcées et une dizaine de cas de torture pendant la campagne.

Appels à la haine

A chaque fois, les victimes sont des militants ou des candidats du CNL, et les exactions sont commises par des policiers ou, encore plus fréquemment, par des Imbonerakure, l’organisation de jeunesse du parti au pouvoir, le CNDD-FDD. Véritables miliciens à la solde du régime, les Imbonerakure quadrillent les collines du pays -l’un des plus petits et des plus densément peuplés du continent- en faisant régner la terreur.

«Leurs chansons de campagne sont des appels à la haine, souligne Anschaire Nikoyagize, président de la ligue Iteka, aujourd’hui en exil en Ouganda. De la base au sommet, le discours du CNDD est explicite. On parle par exemple "d’arracher les dents" en parlant des opposants. Les deux principaux candidats sont des Hutus, il ne s’agit pas de haine ethnique, mais politique: à l’issue de l’élection, en fonction du résultat, nous redoutons une explosion.»

L’héritier désigné de Pierre Nkurunziza est le général Evariste Ndayishimiye, 52 ans, patron du CNDD-FDD depuis 2016. «Il incarne la continuité du système, rappelle le chercheur indépendant Mathieu Boloquy. S’il gagne, il ne faut pas s’attendre à des changements radicaux. C’est un dur, même s’il ne figure pas parmi les faucons du régime.»

Répression implacable

Face à lui, le leader du CNL, Agathon Rwasa, 56 ans, se présente pour la seconde fois. Lui aussi est un ancien maquisard, du temps des rébellions hutu contre le pouvoir confisqué par des représentants de la minorité tutsie. Son nom est cité dans plusieurs enquêtes sur le massacre, en 2004, de 159 réfugiés tutsis congolais du camp de Gatumba. Alors que le CNDD-FDD est rentré dans le jeu politique en 2003, après la signature d’un accord de cessez-le-feu avec le gouvernement, le FNL d’Agathon Rwasa (devenu CNL) a attendu 2006 avant de déposer les armes. A l’époque, c’est le discret Evariste Ndayishimiye, alors ministre de la Sécurité intérieure, qui est chargé de mener les négociations de paix.

«Pendant la guerre civile, les deux mouvements étaient proches, mais concurrents. Le FNL incarnait la première rébellion historique, très idéologique, poursuit Mathieu Boloquy. Au moment de la sortie du maquis, beaucoup de FNL ont été assassinés.» Aujourd’hui, Agathon Rwasa semble avoir «fait le choix du jeu démocratique, quel qu’en soit le prix, pour préserver la paix», considère le chercheur. Ces dernières années, son parti a pourtant souffert d’une répression implacable.

Sanctions économiques

En dépit de la progression de l’épidémie de coronavirus, les deux camps ont réuni de larges foules pour leurs meetings. Rien d’étonnant pour le CNDD-FDD, dont la puissante machine électorale a été mise en branle au service du candidat Ndayishimiye. En revanche, le CNL était «vraiment visible pour la première fois, même dans les campagnes», relève Mathieu Boloquy: «Agathon Rwasa est aujourd’hui le seul candidat à incarner l’opposition, sa capacité de mobilisation a grandi. A la différence des précédents scrutins, les gens croient en lui. En cas de défaite, la déception sera immense.»

Il devrait attirer les voix, nombreuses, des victimes de la présidence Nkurunziza. Qu’elles soient politiques ou économiques. En 2018, le Burundi figurait comme le pays le plus pauvre de la planète dans le classement (PIB par habitant) de la Banque mondiale. Depuis l’écrasement de la contestation de 2015 contre le troisième mandat de Nkurunziza, qui a fait 1200 morts selon les Nations unies et provoqué un vaste mouvement d’exil de l’élite tutsi, le régime a été placé sous sanctions par les Etats-Unis et l’Union européenne. Il est aujourd’hui financièrement à genoux. Sans aller jusqu’à critiquer le chef de l’Etat, même le candidat Ndayishimiye le reconnaît implicitement en promettant de faire de la «lutte contre la pauvreté» sa priorité s’il est élu.

«Grâce divine»

Le scrutin se déroulera entièrement à huis clos. Les observateurs de l’Union européenne et de l’Union africaine ont été priés de rester chez eux. Ceux de la Communauté d’Afrique de l’Est, s’ils arrivent à Bujumbura, seront placés à l’isolement sanitaire, a prévenu le gouvernement. Les responsables de l’Organisation mondiale de la santé qui pilotaient la riposte contre l’épidémie de Covid-19 ont été expulsés du pays vendredi. Quelle utilité avaient-ils puisque le Burundi est «protégé par la grâce divine», selon les autorités ?

«Ce scrutin est une mascarade. Nos propres mandataires, prévus par le code électoral, ne pourront pas toujours observer les dépouillements. Certains sont en prison, d’autres se cachent pour éviter la répression, explique Aimé Magera, représentant du CNL en Europe. On nous refuse leur remplacement.»

Cette année, les listes électorales n’ont même pas été affichées dans les bureaux de vote. «Le pouvoir prétend qu’ils manquent de place ! Mais comment faisaient-ils lors des précédents scrutins ? Ils ont même interdit que la population reste pour surveiller les bureaux de vote», s’indigne l’opposant.

Pour desserrer l’étau des sanctions et s’offrir une sortie honorable, le déroutant président Nkurunziza pourrait-il laisser l’élection se dérouler sans fraude ? Le très chrétien Burundi croit aux histoires de rédemption. «Tout peut arriver. C’est le seul scénario qui permet un peu d’espoir», estime Anschaire Nikoyagize, de la Ligue Iteka. Optimiste mais hautement improbable tant une fois encore l’élection a été verrouillée en amont. Les scénarios alternatifs, eux, sont beaucoup plus sombres.

Par Célian Macé