Burundi : La commission de l’ONU face à l’arrivée au pouvoir de Ndayishimiye
Droits de l'Homme

Jeune Afrique, 28 juillet 2020

Doudou Diène (ONU) : « Les autorités du Burundi ont réussi à épuiser les observateurs internationaux »

 Président de la commission d’enquête de l’ONU sur le Burundi, le Sénégalais Doudou Diène se confie sur les attentes et les craintes qui entourent l’arrivée au pouvoir d’Évariste Ndayishimiye.

Doudou Diène ne désarme pas. Voilà plus de deux ans et demi que ce juriste sénégalais, diplomate chevronné, a pris la tête de la commission d’enquête de l’ONU sur le Burundi. Lancée en 2016 dans le tumulte de la crise post-électorale de 2015, cette mission s’est systématiquement heurtée à l’opposition du régime burundais qui n’a jamais souhaité accueillir ses experts.

Pourtant, Doudou Diène, qui est déjà intervenu au Togo, à Gaza et en Côte d’Ivoire, continue de croire qu’un changement d’attitude est possible avec l’arrivée au pouvoir d’Évariste Ndayishimiye. L’héritier de Pierre Nkurunziza, décédé le 8 juin, a beau multiplier les signaux inquiétants tendant à conforter la communauté internationale dans l’idée que l’heure n’est pas au changement au Burundi, le juriste sénégalais assure que le pays se trouve « à la croisée des chemins ».

En pleine finalisation du rapport annuel de sa mission, et à quelques semaines d’une négociation cruciale sur la prolongation du mandat de la commission, Doudou Diène a accepté de répondre aux questions de Jeune Afrique.

Jeune Afrique : Le changement d’homme à la tête du Burundi garantit-il un changement de politique ?

Doudou Diène : La crise burundaise a une très grande profondeur historique et les violations des droits humains y sont institutionnelles et structurelles. Le changement d’homme ne peut donc pas signifier de changement de politique. Mais c’est une opportunité d’avancer dans la bonne direction. Il faut seulement que les autorités comprennent qu’elles doivent saisir cette chance. Nous, nous allons observer la situation de près.

Quelles seraient les mesures encourageantes en faveur d’une ouverture ?

Avant le scrutin du 20 mai, nous avions dit que les conditions n’étaient pas réunies pour des élections objectives. Elles ont eu lieu, avec les résultats que l’on connaît. Nous attendons plusieurs choses désormais. Il y a notamment la fin de l’impunité. Il faut voir si les autorités burundaises vont finir par punir, par une justice indépendante, ceux qui se rendent coupables de violations des droits de l’homme, notamment les Imbonerakure.

Un autre signe d’ouverture serait de libérer les détenus politiques. On pense aux journalistes d’Iwacu, mais aussi aux opposants. Nous attendons enfin des gages d’ouverture envers la communauté internationale car, ces dernières années, les autorités ont réussi à se débarrasser de manière efficace de l’Union africaine [UA], de la Communauté de l’Afrique de l’Est [EAC], du bureau des droits de l’homme de l’ONU et, dernièrement, de l’OMS, en plein milieu d’une épidémie de coronavirus que Nkurunziza avait niée.

Le Burundi semble avoir enfin pris la mesure du coronavirus. Mieux vaut tard que jamais?

Il y a eu un changement. Mais les autorités savaient que cette pandémie mondiale, qui touchait tous les pays de la région, ne pouvait pas épargner le Burundi. L’idéologie du président Nkurunziza était de nier cette réalité et d’utiliser l’argument de la religion pour prétendre que le Burundi était protégé. L’OMS a été expulsée parce qu’elle était en mesure d’apporter des preuves du contraire. Le fait que Denise Nkurunziza, la première dame, ait été évacuée au Kenya à cause du virus a forcé le pouvoir à admettre la réalité. Reste maintenant à voir si cela va se traduire par une réelle politique sanitaire pour lutter contre la pandémie.

Plusieurs observateurs ont souligné qu’Évariste Ndayishimiye n’était impliqué dans aucun dossier de répression et présentait de fait un profil moins « problématique » que d’autres membres du CNDD-FDD [le parti au pouvoir]. Partagez-vous cette analyse ? 

Nous ne sommes pas là pour porter des jugements en matière politique mais pour mener des enquêtes. Cette commission existe depuis quatre ans, c’est la plus longue avec celle qui porte sur la Syrie. Sur la base de ce que nous avons collecté depuis 2016, nous pouvons simplement constater que malgré la persistance des violations des droits de l’homme au Burundi, Ndayishimiye, qui est dans le système depuis le début, n’en est pas sorti. Il n’a pas été victime des purges en interne et ne s’est pas opposé à ces abus.

Par expérience on sait que les régimes où sont commises de telles atrocités ne sont jamais monolithiques. Il y a toujours des débats internes et ç’a été le cas au sein du pouvoir burundais. Le fait que Nkurunziza se soit vu imposer Ndayishimiye par les généraux alors que Pascal Nyabenda était son premier choix le démontre. Maintenant si, comme certains le disent, il existe des nuances entre les positions de Ndayishimiye et de Nkurunziza, nous attendons d’en voir la preuve par les actes.

En tant que secrétaire général du CNDD-FDD, il a eu à gérer les Imbonerakure, la ligue des jeunes du parti. Échappe-t-elle aujourd’hui au contrôle strict de celui-ci ?  

Tous nos rapports depuis trois ans documentent l’imbrication des Imbonerakure, en tant que structure informelle, dans l’appareil d’État et les opérations de torture. La preuve en est que leur ancien chef, Ézechiel Nibigira, avait été nommé ministre des Affaires étrangères en 2018 (il est aujourd’hui le ministre chargé de l’EAC).

Les Imbonerakure sont l’arme répressive majeure utilisée par l’État burundais. C’est le problème le plus important quand nous parlons de lutte contre l’impunité. On sent un frémissement depuis quelques jours : des informations qui nous parviennent font état d’arrestations de certains Imbonerakure. Les autorités ont les moyens d’y mettre fin.

Les nominations d’Alain Guillaume Bunyoni comme Premier ministre ou de Gervais Ndirakobuca comme ministre de l’Intérieur, deux personnalités sous sanctions internationales, n’enterrent-elles pas les espoirs d’ouverture ? 

Parmi les signes dont nous disposons jusqu’à présent pour évaluer l’attitude du nouveau gouvernement, il y a seulement le discours ambigu du nouveau président lors de son investiture et la composition dudit gouvernement. La nomination au plus haut niveau de personnalités sous sanctions, dont l’implication dans des crimes de répression est documentée, est en effet un signe inquiétant.

La médiation régionale entamée après la crise post-électorale a échoué. Le dialogue peut-il être relancé ?

Nous avons toujours estimé que le rôle des voisins était prépondérant pour trouver une sortie de crise. Mais les autorités burundaises ont réussi à épuiser l’UA et l’EAC. En n’autorisant aucun expert à se rendre sur le terrain pour faire leur travail, en neutralisant toutes les initiatives de médiation, dont celle de Benjamin Mkapa, qui a fini par jeter l’éponge, elles ont fini par décourager les observateurs régionaux. Smaïl Chergui, le président de la Commission paix et sécurité de l’UA, a longuement attendu à Bujumbura l’année dernière pour être reçu, sans succès. Cela illustre la stratégie du pouvoir. Mais nous savons que les États proches du Burundi, l’Ouganda et la Tanzanie notamment, essayent de relancer un dialogue.

Les autorités appellent les réfugiés burundais à rentrer au pays. Les conditions sont-elles réunies ?

L’afflux de réfugiés burundais est un facteur révélateur de la situation des droits de l’homme d’un pays. Ce sont des victimes et tous les pays qui les accueillent ne les traitent pas de la même manière. Certains les intègrent, leur permettent de travailler. D’autres ont commencé l’année dernière à les forcer à rentrer au Burundi. Il y a aussi eu des violences dans certains camps ainsi que des infiltrations avérées du pouvoir burundais. Certains sont rentrés mais ont voulu repartir, ce qui montre que les conditions ne sont pas réunies.

Sur la base des travaux de votre commission, quel rôle a joué Pierre Nkurunziza dans la répression ? 

Notre prochain rapport, qui sera publié en septembre, aborde ce rôle sous deux aspects. Il y a d’une part le rôle des institutions d’État dans la répression et d’autre part celui des Imbonerakure, imbriqués dans cet appareil d’État et qui travaillent avec le Service national de renseignement. Le président lui-même a donc une responsabilité en tant que chef de l’État. Rien que de le citer nommément nous a d’ailleurs valu d’être invectivé par la représentation burundaise à l’ONU. Nous ne sommes pas les seuls à le désigner personnellement, car, objectivement, la documentation nécessaire est là.

Avez-vous été en contact avec les nouvelles autorités ?  

Les pays qui font l’objet d’enquêtes n’acceptent presque jamais de nous accueillir. Notre approche est toujours la même. Chaque année nous envoyons des lettres aux autorités pour leur dire que nous souhaitons venir les écouter. Nous avons renouvelé cette demande mais les réponses sont toujours les mêmes : ils n’accepteront jamais de nous recevoir parce que nous sommes, selon eux, à la solde de certaines puissances. La violence des attaques qui nous visent montre pourtant qu’ils prennent nos rapports au sérieux.

Le mandat va-t-il être renouvelé ?

Les débats sont en cours et se poursuivront après la présentation de notre rapport devant le conseil de sécurité de l’ONU en septembre. Nous avons dit l’année dernière qu’il y avait une persistance des violations des droits de l’homme. Là, nous expliquons que le nouveau pouvoir offre une opportunité de changer les choses mais que poursuivre l’observation de la situation est nécessaire. Comme chaque année depuis le lancement de la commission, le Burundi va s’y opposer, avec un argument de plus cette fois, celui de la transition au pouvoir. Il semble qu’il y ait plus de pays que d’habitude qui soutiennent ce discours. Nous sommes à la croisée des chemins.

Par Romain Gras