Débordement du lac Tanganyika : Comme une impression de fin du monde
Sécurité

La Presse, 3 juillet 2021

 Depuis trois ans, le niveau du lac Tanganyika, le plus important réservoir d’eau douce d’Afrique, a monté de plus de deux mètres, provoquant une catastrophe pour les populations riveraines, notamment au Burundi. Et rien n’indique que la hausse, qui serait attribuable à un phénomène similaire à El Niño, s’arrêtera là.

[Photo : À Gatumba, petite ville burundaise située au nord du lac Tanganyika, les habitants tentent tant bien que mal de vaquer à leurs occupations malgré les eaux qui inondent désormais les rues.]

Des vies chavirées par des eaux qui refusent de se retirer

La route principale qui traverse Gatumba, surélevée, empêchait le lac d’inonder les quartiers du côté opposé, mais l’eau passe par-dessus désormais. La petite ville burundaise est située au nord du lac Tanganyika, entre la principale ville du pays, Bujumbura, et la frontière de la République démocratique du Congo.

Le lac Tanganyika est le plus important réservoir d’eau douce d’Afrique, avec 18 880 km3. Par sa profondeur, c’est le deuxième lac au monde, avec des fosses atteignant 1470 m. Il est bordé par la République démocratique du Congo (RDC), la Tanzanie, la Zambie et le Burundi, ce dernier étant particulièrement touché par la hausse de son niveau, en raison de la forte densité de la population riveraine. La métropole du pays, Bujumbura, est située au bord du lac.

Gatumba est doublement frappé par la montée des eaux : celles du lac, mais aussi celles de la rivière Ruzizi, par laquelle le lac Kivu se déverse dans le lac Tanganyika. C’est d’ailleurs dans cette région que le nombre de personnes affectées est le plus élevé, selon l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) : plus de 40 000, sur les 52 000 recensées dans tout ce petit pays grand comme la moitié de la Nouvelle-Écosse, voisin du Rwanda.

Le lac a tellement monté à Gatumba que le camp de déplacés aménagé en 2020 pour héberger les sinistrés des inondations… a lui-même été inondé, en mai. « Ici, on se croyait à l’abri, et voilà encore ce qui nous arrive », se désole Ferdinand Bucumi. Plus de la moitié des 22 500 déplacés en raison de la montée des eaux se trouvent dans la région de Gatumba, selon l’OIM.

« Puisque je n’ai plus d’abri, je suis obligée de traîner avec moi toutes les affaires et nous ne savons pas encore où nous allons dormir ce soir », a expliqué à La Presse Aline Ndagijimana, 35 ans, qui vivait depuis un an avec son mari et leurs deux enfants dans le camp de déplacés.

Le niveau du lac Tanganyika a atteint un sommet de 776,58 m à la mi-mai, explique le topographe Bernard Sindayihebura, professeur à l’Université du Burundi. C’est 2,42 m de plus que le niveau minimum de 2018, souligne-t-il. « La situation dite normale, ici à Bujumbura, c’est 775 m. » Chaque année, depuis 2018, le niveau maximum du lac est plus élevé que celui de l’année précédente, ce qui ravive le mauvais souvenir de la crue historique de 1964, quand le niveau avait atteint 778,08 m. La situation a d’ailleurs donné des sueurs froides aux autorités, qui se sont inquiétées de voir le port de Bujumbura submergé. Le niveau des quais étant à 777 m, il ne restait plus que 42 cm de marge de manœuvre, indique Bernard Sindayihebura.

Dans le quartier populaire de Kibenga-Lac, à Bujumbura, la montée des eaux a donné naissance à un nouveau métier : celui d’écopeur de l’eau qui s’infiltre à travers les digues de fortune. « Au début, nous devions les payer 2000 francs burundais (1,25 $) pour vider les eaux de la maison et de la parcelle », explique Prudent Nsengiyumva, qui embauche maintenant un écopeur sur une base mensuelle. « En plus, nous devons cotiser jusqu’à 50 000 francs (30 $) par semaine pour payer l’entretien et le carburant des motopompes qui doivent repousser l’eau vers le lac. »

Certains habitants de Kabondo tentent de limiter les dégâts. « Il nous a fallu trois mois de travail pour construire cette digue et nous comptons en hausser le niveau. Il faut aussi renvoyer l’eau vers le lac à l’aide des motopompes, nuit et jour », explique Georges Bizoza.

La situation est similaire dans le quartier de Kajaga, qui signifie « zone gorgée d’eau », en kirundi, la langue nationale, où l’eau ne s’évacue plus. Ce quartier est d’ailleurs voisin de l’aéroport international Melchior-Ndadaye, du nom du premier président désigné démocratiquement et assassiné en 1993.

La montée des eaux touche aussi les zones rurales, où les cultures vivrières et les élevages sont durement touchés. « Les vaches dorment dans de très mauvaises conditions et elles deviennent vulnérables aux maladies comme la theilériose et aux parasites intestinaux. C’est pour ça qu’elles sont maigres », s’alarment deux éleveurs croisés près de Gatumba. « Il faut trouver une solution, sinon nous allons les perdre. »

« Il y a beaucoup de problèmes : des glissements de terrain, l’effondrement des digues, les cultures de coton, de riz et les plantations vivrières abandonnées par les paysans, énumère Bernard Sindayihebura. Sincèrement, la liste serait interminable. Le pays est en crise. »

La faute à l’« El Niño indien »

Un phénomène météorologique surnommé l’« El Niño indien » pourrait expliquer la hausse extraordinaire du niveau du lac Tanganyika et des autres Grands Lacs africains.

L’hypothèse la plus probable pour expliquer la hausse actuelle du lac Tanganyika, qui survient simultanément à celle d’autres Grands Lacs africains, serait le « dipôle de l’océan Indien ».

Ce phénomène, qui s’apparente à celui d’El Niño, fait varier les températures de surface de l’océan Indien, provoquant « des pluies exceptionnelles » sur l’est du continent africain, explique le professeur Pierre Camberlin, de l’Université de Bourgogne, à Dijon, en France, coauteur d’une étude sur la variation interannuelle du bilan hydrique du lac Tanganyika.

La crue de 1964 avait d’ailleurs été précédée par un dipôle de l’océan Indien, en 1961, souligne le professeur Camberlin.

Le plus récent dipôle, survenu en 2019, a été « particulièrement intense », note le professeur, et a été suivi de saisons anormalement pluvieuses.

« L’effet cumulatif » de ces précipitations se fait ressentir durant des années, notamment parce que le contrôle du niveau du lac Tanganyika se fait principalement par évapotranspiration ; seulement 15 % des « pertes » du lac passent par son exutoire, la rivière Lukuga, un affluent du fleuve Congo.

Bon an, mal an, le niveau fluctue d’environ 70 cm, entre la fin de la saison sèche, où il est à son plus bas, et la fin de la saison des pluies, où il est à son plus haut.

Le niveau du lac, qui a perdu 6 cm depuis sa pointe de la mi-mai, en ce début de saison sèche, pourrait donc être encore au-dessus de la normale lorsque reviendra la saison des pluies.

Et la crise climatique menace d’aggraver la situation à l’avenir, croient les professeurs Pierre Camberlin et Bernard Sindayihebura.

Les projections montrent que le dipôle de l’océan Indien devrait devenir « plus intense » avec le réchauffement de la planète, indique le premier, tandis que le second observe déjà un dérèglement du régime pluviométrique au Burundi, où quatre des cinq cas de « pluie journalière extrême » des 60 dernières années sont survenus depuis 2006.