HRW accuse Kigali de tenter de faire taire toute voix critique |
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Human Rights Watch, 16 mars 2022 Rwanda : Vague de poursuites visant la liberté d’expression Les autorités devraient libérer les journalistes, commentateurs et membres des partis d’opposition injustement emprisonnés (Nairobi) - Les autorités judiciaires au Rwanda poursuivent des membres de l’opposition, journalistes et commentateurs pour leurs discours et opinions, a déclaré Human Rights Watch aujourd’hui. En 2020 et 2021, Human Rights Watch a suivi plusieurs procès lors desquels les autorités judiciaires ont engagé des poursuites pour des motifs politiques et entretenu un climat d’intolérance à l’égard de la dissidence. À moins de deux ans de la campagne pour l’élection présidentielle de 2024, le gouvernement rwandais devrait veiller à ce que cessent les violations commises à l’encontre des activistes de la société civile, des journalistes et des personnalités de l’opposition. Le gouvernement devrait aussi protéger leur droit à la liberté d’expression – une condition indispensable pour créer un environnement propice à des élections libres et équitables.
« Les autorités judiciaires rwandaises, qui n’ont pas l’indépendance nécessaire pour défendre et protéger la liberté d’expression conformément au droit international, ont injustement condamné et emprisonné des personnes en raison de leurs discours et opinions pourtant protégés par les normes internationales », a déclaré Lewis Mudge, directeur pour l’Afrique centrale à Human Rights Watch. « Toutes les personnes injustement emprisonnées devraient être libérées immédiatement et sans condition, et le cadre juridique abusif qui a permis leur poursuite devrait être revu et aligné aux normes internationales relatives à la liberté d’expression. » Depuis la publication en mars 2021 de son rapport sur les arrestations et les menaces à l’encontre de plusieurs Rwandais pour des publications sur YouTube, Human Rights Watch a observé plusieurs procès et étudié les documents et les verdicts des tribunaux dans le but d’examiner les preuves et arguments présentés par les procureurs ainsi que les fondements des décisions rendues par les juges. Les chercheurs ont aussi examiné les publications de plusieurs chaînes YouTube administrées par des journalistes et des commentateurs actuellement jugés, et ont interviewé 11 personnes qui publient des contenus sur YouTube, ainsi que plusieurs membres de l’opposition. L’examen des affaires documentées n’est pas exhaustif, Human Rights Watch ayant également reçu des informations sur d’autres cas similaires. Le 3 mars 2022, Human Rights Watch a adressé une lettre au ministre rwandais la Justice Emmanuel Ugirashebuja pour partager des informations sur les cas documentés, et pour demander des précisions sur les mesures prises par les autorités rwandaises pour remédier aux violations du droit à la liberté d’expression. Le gouvernement n’a pas répondu. Le Rwanda compte très peu de partis d’opposition, et les organisations de défense des droits humains et les médias indépendants restent peu influents. Victoire Ingabire, qui était présidente du parti d’opposition non enregistré FDU-Inkingi avant de fonder Dalfa-Umurinzi en novembre 2019, a été libérée de prison en 2018. Des membres de son parti ont été harcelés, menacés et arrêtés à plusieurs reprises, ou sont morts ou ont disparu dans des circonstances suspectes. Depuis octobre 2021, au moins huit membres du parti de Victoire Ingabire ont été arrêtés et inculpés pour des infractions portant notamment sur la propagation de rumeurs et la formation d’une association criminelle, en lien avec un livre dont ils ont fait l’acquisition et une session de formation en ligne à laquelle ils ont participé pour se familiariser avec les stratégies de contestation pacifique. Des journalistes qui se servent de YouTube comme plateforme pour diffuser leurs reportages ont également fait l’objet de poursuites pour ne pas s’être enregistrés auprès de la Commission rwandaise des médias (Rwanda Media Commission, RMC), ou pour avoir diffusé des informations qui contredisent la version du gouvernement sur certains événements, tels que la mort suspecte en détention du chanteur de gospel et activiste Kizito Mihigo, ou les disparitions de détracteurs du gouvernement. Les cas de Dieudonné Niyonsenga – alias Cyuma Hassan – et de Théoneste Nsengimana, que Human Rights Watch a documentés, pourraient éroder davantage les protections juridiques des journalistes et réduire l’espace médiatique et la liberté d’expression en ligne. Niyonsenga, un YouTubeur très en vue, a été reconnu coupable en appel de faux, d’usurpation d’identité, d’entrave aux travaux publics et d’« outrage envers les autorités du pays et les agents du service public ». Cette dernière infraction, ajoutée lors du premier appel, n’est toutefois plus une infraction pénale au Rwanda. L'accusation a annoncé qu'elle déposait un « second appel » pour rectifier cette erreur. Le verdict est attendu le 18 mars. Le 9 mars, Human Rights Watch a reçu des informations et a confirmé qu'Ishema TV n'était plus disponible sur YouTube. Au moment de la rédaction de ces lignes, il n'est pas clair si la chaîne a été retirée volontairement. Depuis 1994, parler des crimes commis par le Front patriotique rwandais (FPR) au pouvoir après le génocide, ou parfois même simplement commémorer les Hutus tués pendant le génocide, est perçu comme une ligne rouge à ne pas franchir au Rwanda. Une telle démarche est présentée par le gouvernement comme une menace pour l’unité rwandaise ou la sécurité du pays dans son ensemble
« Quand vous êtes pro-gouvernement, vous ne risquez rien. Quand vous parlez des choses qui fâchent, vous êtes persécuté, vous devenez un négationniste du génocide », a déclaré un YouTubeur à Human Rights Watch. Selon un autre YouTubeur, « ils prennent un mot que vous dites et inventent un crime de toute pièce... Le problème ici, c’est de dire la vérité. Si vous dites la vérité, ils s’en prennent à vous ». Le gouvernement rwandais peut avoir des raisons légitimes de chercher à restreindre les discours dangereux et violents qui ont entraîné la mort de plus d’un demi-million de personnes en 1994, mais les lois et pratiques actuelles, qui créent de la peur et étouffent efficacement toute opinion, tout débat et toute critique du gouvernement, vont bien au-delà de cet objectif. Alors que le Rwanda s’apprête à commémorer le 30e anniversaire du génocide et vise à intensifier ses efforts pour combattre l’idéologie du génocide, il est nécessaire de s’assurer que les Rwandais puissent exprimer pacifiquement leurs revendications légitimes concernant le génocide et la période post-génocide, a déclaré Human Rights Watch. L’article 38 de la Constitution rwandaise de 2015 protège la liberté d’expression, mais circonscrit cette protection en autorisant des restrictions mal définies fondées sur « l’ordre public et les bonnes mœurs, la protection des jeunes et des enfants ainsi que le droit dont jouit tout citoyen à l’honneur, à la dignité et la préservation de l’intimité de sa vie personnelle et familiale ». Le gouvernement, avec le soutien du pouvoir judiciaire, a utilisé cette clause de récupération pour imposer des restrictions à la liberté d’expression incompatibles avec les obligations régionales et internationales du Rwanda. Alors que le Rwanda se prépare à accueillir en juin prochain la réunion des chefs de gouvernement du Commonwealth, la communauté internationale devrait prendre position et faire pression sur les autorités pour qu’elles cessent de harceler, libèrent immédiatement et abandonnent toutes les charges contre les membres de l’opposition et journalistes et commentateurs de YouTube qui font l’objet de poursuites abusives portant atteinte à la liberté d’expression. Les autorités devraient également ouvrir des enquêtes crédibles, indépendantes et transparentes sur les décès et disparitions suspects de détracteurs, membres de l’opposition, acteurs de la société civile et journalistes, et engager des poursuites contre les personnes qui en sont responsables. « Les preuves fournies par les procureurs et les éléments sur lesquels les juges ont choisi de s’appuyer pour justifier leurs conclusions, démontrent clairement que ces affaires violent le droit africain et international des droits humains », a déclaré Lewis Mudge. « Le fait de poursuivre ceux qui critiquent le gouvernement en les accusant de vouloir inciter à l’insurrection ou de chercher à ternir l’image du pays montre à quel point la contestation est peu tolérée au Rwanda ». Affaires concernant des opposants politiques En octobre 2021, au moins huit membres du parti d’opposition de Victoire Ingabire, Dalfa-Umurinzi, ont été arrêtés dans le cadre de la plus vaste opération de répression contre ce parti ces dernières années. Sept membres de ce parti, Sylvain Sibomana, Alexis Rucubanganya, Hamad Hagenimana, Jean-Claude Ndayishimiye, Alphonse Mutabazi, Marcel Nahimana et Emmanuel Masengesho ont été arrêtés dans les jours qui ont précédé et suivi l’« Ingabire Day », prévue pour le 14 octobre. Ce jour-là, Victoire Ingabire devait s’exprimer sur la répression politique au Rwanda, les cas de morts suspectes, les assassinats, les disparitions et les poursuites abusives. Théoneste Nsengimana, un journaliste qui prévoyait de couvrir l’événement, a été arrêté le 13 octobre et est jugé avec les sept membres du groupe identifiés ci-dessus. Les chefs d’accusation suivants ont été retenus contre Sibomana, Rucubanganya, Hagenimana, Ndayishimiye, Mutabazi, Nahimana et Masengesho : « répandre des informations fausses ou des propagandes nuisibles avec l’intention de provoquer une opinion internationale hostile à l’État rwandais » et « formation d’une association de malfaiteurs ou adhésion à cette association ». Le 9 novembre, lors d’une audience préliminaire, le tribunal de Kicukiro a déclaré qu’il examinait également les preuves à l’appui d’autres chefs d’accusation indéterminés à leur encontre. L’accusation a soutenu que les accusés étaient également responsables d’incitation à l’insurrection. Claudine Uwimana, une autre membre du parti arrêtée le 14 décembre à Rutsiro, est jugée séparément pour diffusion de fausses informations, publication de rumeurs, formation d’une association criminelle et incitation à l’insurrection, et s’est vue refuser sa demande de libération sous caution. Ces arrestations envoient un message clair à tous ceux qui voudraient se mobiliser, s’organiser ou faire campagne pour un programme politique à l’approche des élections, puisque les efforts visant à changer pacifiquement les structures de pouvoir en place peuvent être considérés comme une infraction pénale, a déclaré Human Rights Watch. Dans ces deux affaires, l’accusation a fondé ses accusations sur la décision du groupe d’acquérir « Blueprint for Revolution » (titre français « Comment faire tomber un dictateur quand on est seul, tout petit, et sans armes »), un livre écrit par Srdja Popovic, et de suivre une formation organisée par l’organisation de l’auteur, Canvas Center for Applied NonViolent Actions and Strategies (Centre pour les actions et stratégies non violentes appliquées). Le livre et la formation portent tous deux sur les stratégies pacifiques de résistance à l’autoritarisme, telles que la contestation non violente, la non-coopération, le boycott et la mobilisation. L’accusation s’est servie du contenu du livre et de la formation, de l’utilisation de Jitsi – une plateforme de communication en ligne cryptée – et de l’usage de pseudonymes pendant la formation comme autant d’éléments de preuve. L’accusation a également accusé le groupe d’avoir planifié des activités telles que la mobilisation, entre autres, de vendeurs de rue et d’autres personnes régulièrement raflées et soumises à des abus, et d’avoir organisé l’« Ingabire Day », qui devait commémorer des activistes et détracteurs politiques morts, disparus ou emprisonnés, et s’appuyait sur certaines stratégies proposées dans le cadre de cette formation. La contestation et la mobilisation sociales offrent aux individus la possibilité de communiquer pacifiquement leurs plaintes et griefs légitimes. Les gouvernements ont la responsabilité de créer un environnement sûr et propice à l’exercice par les individus et groupes de leurs droits à la liberté de réunion pacifique, d’expression et d’association. Journalistes menacés Dieudonné Niyonsenga Dieudonné Niyonsenga, également connu sous le nom de « Cyuma Hassan », dirige Ishema TV, une chaîne populaire sur YouTube, sur laquelle il a publié des reportages sur des sujets sensibles à caractère critique. Ishema TV compte plusieurs millions de vues, et Niyonsenga est l’un des contributeurs les plus populaires sur YouTube au Rwanda. En avril 2020, la police a arrêté Niyonsenga et son chauffeur, Fidèle Komezusenge, pendant qu’ils réalisaient un reportage sur l’impact des directives relatives au Covid-19 sur les populations vulnérables dans un quartier pauvre de Kigali. Niyonsenga et Komezusenge ont été accusés de falsification, d’usurpation de l’identité de journaliste et d’entrave aux travaux publics, pour être sortis pendant le confinement sans carte de presse valide délivrée par la RMC. Après avoir passé près d’un an en détention, ils ont été acquittés le 12 mars 2021. Après sa libération, Niyonsenga a donné plusieurs entretiens sur YouTube dans lesquels il décrit son traitement en détention. Dans l’un de ces entretiens, il a déclaré : Au début, j’étais accusé d’avoir commis sept infractions, ce qui faisait beaucoup. Ils m’ont forcé à parler, mais j’ai refusé tant que je n’avais pas d’avocat... Ils m’ont emmené dans plusieurs postes de police, je n’ai pas passé plus d’une nuit dans chaque cellule. Finalement, mon avocat leur a parlé... [Dans la prison de Nyarugenge,] j’ai été emprisonné dans une cellule d’un mètre carré remplie d’eau et de moustiques. Je n’avais pas le droit de sortir pour faire de l’exercice. Après avoir été acquitté et libéré, Niyonsenga a continué à couvrir des sujets sensibles à caractère critique, notamment en enquêtant sur les abus présumés de l’armée. L’accusation a fait appel du verdict avec succès et, le 11 novembre 2021, Niyonsenga a de nouveau été arrêté à son domicile. Komezusenge a été acquitté. La Cour d’appel a reconnu Niyonsenga coupable de faux, d’usurpation d’identité, d’entrave aux travaux publics et d’« outrage envers les autorités du pays et les agents du service public ». Ce dernier chef d’accusation, ajouté pendant l’appel, n’est plus une infraction pénale au Rwanda. Elle a été abrogée du Code pénal de 2018 par la Cour suprême en 2019. L’autorité chargée des poursuites au Rwanda a tweeté le 16 novembre que « L’accusation a déposé un 2ème appel dans l’affaire Niyonsenga Dieudonné alias Cyuma Hassan. Le motif de cet appel est de corriger une erreur condamnant Cyuma pour outrage envers les agents du service public, une infraction qui a été abrogée en 2019 ». Le fait que Niyonsenga ait été condamné pour un crime qui n’existe plus dans le Code pénal – pour outrage envers les autorités du pays – viole le droit de ce dernier à un procès équitable devant un tribunal compétent et impartial. Le droit international exige la possibilité, pour toute personne dont les droits à un procès équitable ont été violés, de disposer de voies de recours efficaces. Lors des audiences en premier appel, l’accusation a fait valoir que Niyonsenga avait pratiqué le journalisme et présenté une carte d’Ishema TV indiquant qu’il était journaliste sans s’être enregistré auprès de la RMC, une agence dite d’autorégulation. Le tribunal a estimé que, bien que la loi rwandaise sur les médias permette à tout individu d’obtenir et de diffuser des informations en ligne, le fait que Niyonsenga se soit présenté comme journaliste sans être accrédité par la RMC induisait le public en erreur et constituait une infraction. L’accusation a fait valoir que même si Niyonsenga, qui a étudié le journalisme et travaillé pour d’autres médias accrédités avant de créer Ishema TV, avait demandé l’accréditation à la RMC le 4 avril 2021 et payé les 20 000 francs rwandais (20 USD), la pratique du journalisme était comparable à la pratique médicale ou juridique, en ce sens qu’elle exigeait l’autorisation et les qualifications « nécessaires » pour exercer. Elle a soutenu que le fait que Niyonsenga ait pratiqué le journalisme avant de s’être enregistré constituait un motif de condamnation. Les exigences d’enregistrement des journalistes ne se justifient presque jamais et dans un contexte répressif comme celui du Rwanda, elles sont utilisées politiquement pour limiter la liberté d’expression, a déclaré Human Rights Watch. En vertu du droit international, toute personne a le droit d’obtenir des informations et de s’exprimer en ligne. Dans son Observation générale n° 34 sur le droit à la liberté d’expression, l’ONU a réaffirmé que les exigences en matière de licence ou autres efforts visant à pénaliser un média « exclusivement au motif qu’il est critique à l’égard du gouvernement ou du système politique et social épousé par le gouvernement ne peut jamais être considéré comme une restriction nécessaire à la liberté d’expression ». La Déclaration de principes de 2019 de la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples sur la liberté d’expression et l’accès à l’information en Afrique oblige les gouvernements à garantir le droit de créer diverses formes de médias indépendants, notamment les médias en ligne, et stipule que « les systèmes d’enregistrement des médias sont mis en place à des fins exclusivement administratives et n’imposent pas aux médias des redevances excessives ou autres restrictions ». Théoneste Nsengimana Théoneste Nsengimana, qui dirige Umubavu TV, a été arrêté une première fois en avril 2020 et placé en détention provisoire pour des accusations de fraude. Le 12 avril 2020, le Bureau d’enquête rwandais (Rwandan Investigation Bureau, RIB) a confirmé sur Twitter l’arrestation de Nsengimana pour fraude présumée. Le RIB l’a accusé d’avoir promis 20 000 francs rwandais (20 USD) à des personnes pour qu’elles disent qu’elles recevaient une aide de l’étranger, et ce « dans le but de détourner de telles informations pour son bénéfice personnel ». En mai 2020, un tribunal de Kicukiro a ordonné la libération de Nsengimana de sa détention provisoire en raison du manque de preuves apportées contre lui par l’accusation. Ces accusations ont finalement été abandonnées. Depuis sa libération, la chaîne YouTube de Nsengimana a accueilli plusieurs discussions sensibles à caractère critique sur des sujets d’actualité, notamment avec un autre commentateur de YouTube, Aimable Karasira, maintenant lui aussi en prison. Nsengimana a de nouveau été arrêté le 13 octobre 2021, dans le cadre d’une répression plus large dirigée contre Dalfa-Umurinzi, le parti d’opposition d’Ingabire, après que sa chaîne a annoncé son intention de couvrir l’« Ingabire Day ». L’accusation soutient que Nsengimana a utilisé sa chaîne YouTube pour diffuser des fausses informations, notamment une vidéo de Mireille Kagabo, une activiste. La vidéo a été partagée quelques jours avant l’« Ingabire Day », dans laquelle elle appelait la population à commémorer les « héros » et les « prisonniers politiques » du Rwanda. Elle a énuméré plusieurs cas, notamment la mort suspecte de Kizito Mihigo, activiste et chanteur de gospel, en février 2020, la disparition suspecte de Cassien Ntamuhanga, un journaliste victime de disparition forcée après avoir été détenu au Mozambique, en mai 2021, et la disparition forcée et le procès entaché d’irrégularités de Paul Rusesabagina, un éminent détracteur du gouvernement condamné pour terrorisme. Nsengimana a été accusé de « diffusion de fausses informations ou de propagande nuisible avec l’intention de provoquer l’hostilité de l’opinion internationale contre le gouvernement rwandais ». Cette affaire a vraisemblablement pour but de faire passer le message qu’il ne faut surtout pas mettre en cause la version des faits proposée par le gouvernement dans les cas de morts suspectes, de disparitions forcées et de poursuites d’opposants et de détracteurs, a déclaré Human Rights Watch. Dangers des commentaires sur les sujets sensibles Des représentants du gouvernement ont menacé, intimidé et engagé des poursuites abusives contre plusieurs commentateurs qui se servent de YouTube comme plateforme de diffusion, qu’il s’agisse de commentaires ou de contenus artistiques. Innocent Bahati, un poète très écouté qui diffusait sur YouTube des œuvres mettant l’accent sur les questions sociales et les droits humains, reste introuvable plus d’un an après avoir disparu dans des circonstances suspectes le 7 février 2021. Récemment, et suite à une intensification des pressions de l’opinion publique sur le gouvernement pour qu’il révèle l’endroit où il se trouve, le porte-parole du RIB a déclaré aux médias que Bahati était parti en Ouganda où il travaillait avec des éléments « anti-Rwandais », sans fournir de preuves à l’appui de cette information. Aimable Karasira Sur sa chaîne YouTube intitulée « Ukuri Mbona » (« La vérité que je vois » en kinyarwanda), Aimable Karasira, un Tutsi et ancien professeur de technologies de l’information et de la communication à l’Université du Rwanda, a parlé de la disparition de membres de sa famille aux mains des extrémistes hutus et du FPR en 1994. En juillet 2020, le ministre de la Culture et de la Jeunesse Edouard Bamporiki a attaqué Karasira sur les réseaux sociaux et déclaré qu’il ne devrait pas être autorisé à enseigner. Karasira a été renvoyé de l’Université du Rwanda le 14 août 2020 pour « avoir fait part d’attitudes et d’opinions par le biais de déclarations controversées » et « avoir diffusé des informations dans le but d’inciter les personnes à désapprouver ou à discréditer votre institution et les institutions publiques en général ». Karasira a ensuite déclaré dans une vidéo diffusée sur YouTube qu’il avait été convoqué dans les locaux du RIB le 8 décembre 2020, où on lui a demandé de ne plus évoquer le génocide. Le 31 mai 2021, le RIB a annoncé l’arrestation de Karasira pour des infractions à la loi rwandaise sur l’idéologie du génocide. Son procès est en cours. Lors de l’audience préliminaire de Karasira, le 27 juillet 2021, l’accusation a fait référence à l’une de ses interviews pour étayer ses accusations de négation et justification du génocide, et de divisionnisme. L’accusation a cité des extraits d’un entretien du 23 mai 2021 avec Agnès Nkusi Uwimana, une journaliste qui administre une autre chaîne YouTube. L’accusation a soutenu que la déclaration de Karasira selon laquelle la destruction de l’avion du président de l’époque, Juvénal Habyarimana, en avril 1994, « avait été le point de départ du génocide », constituait une négation du génocide. Ses commentaires sur l’arrestation de Félicien Kabuga, un ancien homme d’affaires influent sous Habyarimana et l’un des cerveaux présumés du génocide rwandais, selon lesquels ce dernier s’était retrouvé « au tribunal parce qu’il n’a pas donné d’argent au FPR contrairement à d’autres hommes d’affaires, et dire que c’est à cause des machettes qu’il a fournies [pendant le génocide] est inexact, car il y avait des machettes dans tous les foyers...», ont été présentés comme une minimisation du génocide. En outre, l’accusation soutient que ses déclarations selon lesquelles le FPR avait attaqué le Rwanda avant le génocide constitue une justification du génocide, et que le fait d’affirmer que « le Rwanda n’a pas été libéré [par le FPR]... et que nous [les survivants] sommes devenus leur sacrifice » pour justifier leur maintien au pouvoir constitue du divisionnisme. Le 30 mai, la veille de son arrestation, Karasira a publié une autre vidéo sur sa chaîne YouTube dans laquelle il donne des détails sur l’histoire de sa famille, affirmant que sa mère aurait été tuée en 1994 par le FPR parce qu’elle avait été témoin de leurs crimes. Après le génocide, dit-il, il n’a pas pu bénéficier des avantages accordés aux survivants du génocide en raison de l’histoire de sa famille. Les lois rwandaises sur l’idéologie du génocide, probablement destinées à prévenir et à punir les discours de haine semblables à ceux qui ont conduit au génocide de 1994, ont restreint la liberté d’expression et imposé des limites strictes à la manière dont les individus sont autorisés à parler du génocide et d’autres événements survenus en 1994. Cette affaire illustre à quel point ces lois générales peuvent être manipulées pour réduire au silence ceux – y compris les survivants eux-mêmes – qui souhaitent évoquer les crimes commis par le FPR après le génocide, ou remettre en cause le discours officiel sur le génocide. Yvonne Idamange Yvonne Idamange, une commentatrice en ligne tutsi qui a critiqué le confinement imposé dans le cadre de la lutte contre le Covid-19 et les commémorations du génocide organisées par le gouvernement, a été arrêtée le 15 février 2021 après avoir publié une vidéo dans laquelle elle affirmait à tort que le président Kagame était mort, et appelait l’armée à servir le peuple ou subir la colère de Dieu, et les Rwandais à marcher avec leurs bibles vers le bureau du président. Dans sa première vidéo sur YouTube, Idamange a critiqué la monétisation des monuments commémoratifs du génocide à des fins touristiques, par laquelle « les corps de nos proches sont vendus », et a mis en cause les notions de culpabilité collective et l’approche du gouvernement vis-à-vis des commémorations. Le 30 septembre 2021, la Chambre de la Haute Cour pour les crimes internationaux, où le procès d’Idamange s’est déroulé à huis clos, l’a reconnue coupable d’incitation à l’insurrection, de minimisation du génocide, de profanation d’un site mémorial, de propagation de rumeurs, de rébellion contre les autorités et d’émission d’un chèque sans provision. Elle a été condamnée à 15 ans de prison et à une amende de 2 millions de francs rwandais (1 930 USD). Le tribunal a déclaré Idamange coupable en s’appuyant sur les déclarations qu’elle a faites dans plusieurs vidéos diffusées sur YouTube avant son arrestation. Le tribunal a estimé que ses déclarations selon lesquelles « Covid-19 est devenu un prétexte, aggravé pour servir des intérêts politiques... que les institutions de l’État sont fantomatiques et ne font pas leur travail... que l’État rwandais est un état d’escrocs, de bandits et de voleurs... que le Rwanda est un pays sans berger et que les Rwandais sont en deuil et devraient marcher vers Urugwiro pour réclamer le corps de Paul Kagame » constituaient une incitation à l’insurrection et aux troubles. En outre, le tribunal a estimé que les déclarations d’Idamange selon lesquelles « l’État rwandais menace les survivants du génocide en tuant des gens, en exposant des cadavres, que c’est un gouvernement qui n’existe plus... que le pays n’a pas de président... que le pays est gouverné par un cadavre... » étaient constitutives de publication de rumeurs. Sa critique de la monétisation des sites mémoriaux et les accusations selon lesquelles les survivants du génocide étaient « ignorés » ont été considérées comme une profanation d’un site mémorial et une minimisation du génocide. De nombreux Rwandais ont déclaré à Human Rights Watch qu’ils pensaient que les propos d’Idamange allaient trop loin, notamment ses déclarations fallacieuses selon lesquelles le président Paul Kagame était mort, ainsi que son appel aux Rwandais à marcher sur la présidence. Toutefois, le traitement réservé à Idamange lors de son arrestation, la gravité des charges pénales retenues contre elle, l’opacité de son procès et la peine disproportionnée qui lui a été infligée semblent destinés à intimider toute personne qui envisagerait d’exprimer des opinions critiques, sensibles ou controversées sur le génocide. Les efforts des autorités rwandaises pour combattre le vrai déni du génocide ne devraient pas se traduire par des sanctions pénales pour de simples discours et ne devraient pas viser à, ou tenter d’étouffer les discussions et débats légitimes et nécessaires sur les événements historiques, a déclaré Human Rights Watch. Le droit pénal, ou toute autre loi qui définit des délits de manière vague, ne devrait pas être utilisés pour empêcher les personnes de contester les versions officielles des événements.
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