Burundi : Lettre ouverte de la société civile au président Nkurunziza
Droits de l'Homme

@rib News, 02/08/2011

Bujumbura, le 1er Août 2011

A son Excellence Monsieur Pierre NKURUNZIZA

Président de la République du Burundi

Avec les assurances de notre plus haute considération

A Bujumbura

Objet :    Lettre ouverte sur la situation des défenseurs

              des droits de l’homme au Burundi.

Excellence Monsieur le Président,

Les organisations signataires de cette lettre ouverte ont l’insigne honneur de s’adresser à Votre plus haute autorité pour exprimer leurs protestations et leurs préoccupations face à la situation très difficile que traversent les défenseurs de droits de l’homme au Burundi. Cette situation est particulièrement marquée par l’utilisation de la justice et de certains autres services publics pour faire pression sur les défenseurs de droits de l’homme.

En effet, Excellence Monsieur le Président, trois avocats- dont le bâtonnier-  ont été arrêtés en l’espace de deux semaines sous des accusations liées à l’exercice de leur profession. Maitre Suzanne BUKURU est accusée de complicité d’espionnage, une infraction punie par la perpétuité (article 572 du code pénal) dans une affaire qui ne nomme ni les auteurs de l’espionnage ni le pays ennemi auquel elle aurait fourni des informations nuisibles au Burundi. Pourtant, Maître Suzanne n’a fait que faciliter l’interview de ses clientes (des jeunes filles qui auraient été abusées par le prévenu Patrice Faye) par des journalistes français légalement accrédités qui enquêtaient sur le procès de Monsieur Patrice FAYE.

Maitre Isidore RUFYIKIRI, Bâtonnier de l’Ordre des Avocats du Burundi, a été arrêté en date du 28 juillet 2011 et conduit à la prison centrale de Mpimba sous le chef d’accusation d’outrage à magistrat pour avoir déclaré que les magistrats qui se laissent influencer dans leurs fonctions font honte à leur corps et ne méritent pas du respect. L’accusation portée contre le Bâtonnier semble fantaisiste puisqu’elle ne serait valable que s’il avait nommément outragé un magistrat déterminé dans l’exercice de sa fonction (article 378 du code pénal). Les organisations signataires de cette lettre ouverte craignent que le combat pour l’indépendance de la magistrature dont le Bâtonnier s’était fait pionnier gêne et soit réellement à l’origine de sa détention.

Maitre François NYAMOYA a été arrêté en date du 29 juillet 2011 sous le chef d’accusation de subornation des témoins dans le dossier de l’assassinat de l’ancien représentant de l’OMS au Burundi Kassy Manlan en novembre 2001 (article 401 du code pénal). Pourtant les prévenus ont été acquittés en juin 2008 et l’infraction est déjà prescrite (article 146, 2° du code pénal). Nous craignons que Maitre François NYAMOYA, porte-parole du parti de l’opposition MSD et avocat de la Radio Publique Africaine RPA, soit plutôt en détention pour l’intimider et l’empêcher de continuer à prendre des positions qui gênent.

Ces emprisonnements rappellent la détention abusive, de juillet 2010 à mai 2011, du journaliste Jean-Claude KAVUMBAGU sous le chef d’accusation de trahison, une infraction qui ne pouvait être possible qu’en période de guerre alors que le Burundi était en paix. Le juge a dû faire recours à une autre infraction pour le condamner à huit mois d’emprisonnement après 10 mois de détention !

Excellence Monsieur le Président,

Les organisations signataires de cette lettre ouverte sont très préoccupées par les pressions  que continuent à subir les défenseurs de droits de l’homme engagés dans la campagne justice pour Ernest MANIRUMVA. Elles s’indignent par la même occasion des lenteurs observées dans ce dossier.

Plus de deux ans après l’assassinat d’Ernest MANIRUMVA, le dossier se trouve encore au niveau des enquêtes. La troisième commission d’enquête avait produit son rapport en avril 2010 et le FBI américain a transmis le sien aux autorités burundaises en juillet 2010. Les deux rapports concluent sur la nécessité de compléter les enquêtes notamment en auditionnant ou en confrontant certaines personnes dont des responsables de la police nationale et du service national des renseignements, en effectuant des tests ADN sur ces personnes, en cherchant le lien entre l’assassinat d’Ernest MANIRUMVA et celui du Capitaine Pacifique NDIKURIYO le 30 avril 2009, etc. Le 22 juin 2011, le Tribunal de Grande Instance de Bujumbura a accédé à la demande du ministère public de lui remettre le dossier pour compléter l’instruction. Malheureusement le juge n’a pas déterminé les délais de cette nouvelle instruction et en quoi elle consistera, ce qui fait craindre qu’on puisse trainer encore de longs mois avant que le dossier réapparaisse devant le juge.

Il sied également de rappeler qu’une marche manifestation des organisations participant à la campagne justice pour Ernest MANIRUMVA a été interdite pour la troisième fois et dispersée par des éléments de la police nationale en date du 8 avril 2011. A la même occasion, le président de l’OLUCOME, Gabriel RUFYIRI, et un membre du staff de l’OLUCOME, Claver IRAMBONA, ont été détenus pendant quelques heures.

Pourtant, en date du 26 avril 2011, des membres du FNL présidé par Emmanuel MIBURO (une dissidence du FNL qui serait proche du parti au pouvoir) ont été transportés par bus de Bujumbura Mairie pour marcher à Kabezi scandant des slogans contre Pacifique NININAHAZWE, Délégué Général de FORSC, et contre son organisation accusés d’enseigner le divisionnisme ethnique en demandant la justice pour Ernest MANIRUMVA.

Une deuxième marche vient d’être effectuée à ISALE le 25 juillet 2011 par les membres du même parti, de la même manière, sous l’encadrement de certains éléments de la police venus de Bujumbura, sans informer l’autorité administrative locale, pour dénoncer cette fois-ci FORSC qui « serait proche » des groupes d’assassins (imirwi y’abicanyi).

Excellence Monsieur le Président,

Les organisations signataires de la présente lettre ouverte sont très préoccupées par les convocations intempestives des journalistes de certains media par le ministère public. A titre illustratif, le rédacteur en chef de la radio Isanganiro Patrick MITABARO est convoqué aujourd’hui pour la deuxième fois en trois mois au parquet en mairie de Bujumbura. Le rédacteur en chef de la radio publique africaine RPA, Bob RUGURIKA est convoqué pour la troisième fois en deux semaines devant le même parquet. Les dernières fois qu’ils avaient comparu, ils ont été mis en garde contre les interviews qu’ils ont accordées à Monsieur Pancrace CIMPAYE. Au même moment, des dossiers d’informations judiciaires sont ouvertes contre toute la rédaction de la radio publique africaine à NGOZI et plusieurs autres journalistes de la même radio.

Les organisations signataires de cette lettre ouverte estiment que le ministère public ne devrait pas suppléer le Conseil National de la Communication ni se substituer aux autres organes de régulation et d’autorégulation de la presse.

Excellence Monsieur le Président,

Les organisations signataires de cette lettre ouverte protestent contre le recours à la détention préventive dans des situations où elle ne se justifie pas violant du coup la liberté des citoyens, un des fondements des droits de l’homme, et le principe de la présomption d’innocence. A quoi sert l’emprisonnement des innocents qui n’ont aucune intention de fuir la justice, quand il n’y a pas de risque de continuation de l’infraction ou de falsification des preuves?

Les organisations signataires de la présente lettre ouverte dénoncent l’application différente de la loi sur les manifestations publiques selon la provenance des manifestants : on refuse cette liberté à certains qui par ailleurs se conforment à la loi en informant l’autorité administrative et on réserve un traitement de faveur à d’autres qui n’ont même pas besoin d’informer l’autorité selon l’exigence légale.

Les organisations signataires de cette lettre ouverte profitent aussi de cette occasion pour protester contre l’habitude pris par les magistrats de convoquer des citoyens sans préciser l’objet de la convocation. Dans tous les cas évoqués dans cette lettre ouverte, les défenseurs de droits de l’homme ont chaque fois été convoqués pour « enquête judiciaire », un objet totalement flou. Pour éviter des abus pouvant s’interpréter comme des formes de harcèlements ou d’intimidations, le magistrat instructeur devrait préciser chaque fois l’objet de sa convocation.

Les organisations signataires de la présente lettre ouverte saluent la libération provisoire de Maitre Suzanne BUKURU intervenue ce matin et demandent la libération immédiate du Bâtonnier Maitre Isidore RUFYIKIRI et de Maitre François NYAMOYA dont la détention préventive ne se justifie d’aucune manière.

Compte tenu de ce qui est dit ci-haut, les organisations signataires de cette lettre ouverte voudraient  enfin vous demander d’user de vos pouvoirs constitutionnels et légaux pour :

- La cessation de l’utilisation de la justice pour faire pression sur les défenseurs de droits de l’homme ;

- La primauté de la liberté des citoyens et la protection de la présomption d’innocence ;

- La promotion et la garantie de l’indépendance de la magistrature à travers des réformes légales et structurelles ;

- La mise en place d’une loi sur la protection des défenseurs de droits de l’homme au Burundi s’inspirant de la déclaration des nations unies sur les défenseurs des droits de l’homme adoptée en 1998 ;

- La diligence et la cohérence dans les enquêtes sur l’assassinat d’Ernest MANIRUMVA ;

- L’arrêt des convocations intempestives des journalistes ;

- La dépénalisation des délits de presse ;

- L’abrogation du décret-loi de 1991 sur les manifestations publiques qui porte à confusion et est souvent utilisée abusivement par l’administration pour limiter la liberté de manifestation.

Certaines de ces demandes sont formulées en connaissance du principe théorique de la séparation des pouvoirs et en considération notamment des pouvoirs de l’exécutif sur le ministère public au Burundi.

Veuillez agréer, Excellence Monsieur le Président, l’expression de notre plus haute considération.

Les organisations signataires

ADDF, OLUCOME, Ligue ITEKA, FOCODE, ACAT, le Barreau du Burundi, FORSC, APRODH, PARCEM, OAG, UBJ, CPAJ et AFJB.