Burundi : Du sang pour rien
Analyses

Le Monde | 22.09.11 | Lettre d'Afrique

Des agents des forces de l'ordre burundaises observent une marre de sang à l'extérieur du bar de Gatumba où a eu lieu le massacre de 39 personnes.A Gatumba, au Burundi, la mort a été donnée pour rien. Une nouvelle fois. A sept années d'intervalle, le sang d'innocents a été versé. La toute dernière fois, c'était dimanche 18 septembre au soir, non loin de la capitale, Bujumbura, et tout près de la frontière avec la République démocratique du Congo (RDC).

Vers Gatumba, il suffit de lever les yeux pour admirer l'un des endroits les plus enchanteurs de toute l'Afrique. Les rivages du lac Tanganyika, avec sa plage de sable, ses baignades le week-end, son vent d'après-midi qui chasse la chaleur...

Dimanche soir, des hommes en armes ont surgi et ont ouvert le feu sur des clients attablés Chez les amis. Au Burundi, le dimanche est une affaire sérieuse. Un jour où il serait socialement hasardeux de fuir les cabarets, comme on nomme avec grâce les débits de boisson où s'élabore le véritable journal parlé du pays, tandis que descendent les bouteilles d'Amstel, la version burundaise de la bière hollandaise, bien meilleure que toutes les autres Amstel du monde, soit dit en passant.

Dimanche, certains des membres d'une petite équipe locale de football faisaient partie de la clientèle de Chez les amis. Les joueurs de l'Espoir FC fêtaient une victoire trop facile, leurs adversaires ayant déclaré forfait, mais qu'importe. Les tueurs, décrits par certains des rescapés comme un groupe de "plusieurs dizaines" d'hommes, se sont approchés du cabaret. Certains étaient vêtus d'uniformes de l'armée ou de la police, ce qui ne constitue pas une preuve d'appartenance à ces deux corps, tant s'en faut.

Les tueurs ont ouvert le feu avec leurs kalachnikovs et jeté des grenades. En moins d'une demi-heure, tout était fini. Près de quarante morts au milieu des tables renversées, du verre cassé, des flaques de sang. Des blessés graves agonisant dans les hôpitaux. Un massacre. Et ils ont disparu. Plusieurs sources s'accordent pour considérer que les hommes en armes qui évoluent dans les cercles de l'ex-rébellion, les Forces nationales de libération (FNL), ou d'un groupe armé qui en serait issu, font figure de suspects. Le gouvernement parle de "bandits armés" pour qualifier les auteurs des attaques récentes, qui ressemblent de plus en plus à celles d'une rébellion renaissante.

Le 13 août 2004, il y a presque sept ans jour pour jour, des hommes des FNL avaient participé à un massacre plus terrible encore à Gatumba. Plus de 150 personnes, des réfugiés banyamulenge venus de la région congolaise du Kivu et installés dans un camp, avaient été assassinés par un commando. Quand il a fallu enterrer les morts de dimanche, des tombes ont été creusées à côté de celles des victimes de 2004.

Pourquoi cette horreur ? On estime que les tueurs voulaient envoyer "un message" par le sang. Il semble que Paul, le patron du bar tué dans la fusillade, ait eu des sympathies pour le parti du président burundais, Pierre Nkurunziza. Les petites équipes de football locales tournent aussi dans l'orbite d'un pouvoir dont le chef est un ancien professeur de gymnastique qui tape lui-même dans le ballon dès qu'il en a l'occasion. Rien de bien important. Jusqu'à nouvel ordre, le football n'est pas obligatoire au Burundi.

Pierre Nkurunziza sait ce qu'une rébellion signifie. Il a été le chef du principal mouvement rebelle hutu pendant la guerre civile (1993-2003, près de 300 000 morts), démarré par l'assassinat d'un président élu et suivi d'"actes de génocide" selon les Nations unies, sans parler d'innombrables tueries. Un processus de paix a permis de mettre fin à la guerre et d'organiser des élections, que son parti, le CNDD-FDD, a remportées sans contestation en 2005.

L'un des derniers groupes rebelles à avoir rejoint le processus de paix était les FNL d'Agathon Rwasa, d'ex-compagnons de lutte des hommes de Pierre Nkurunziza devenus leurs rivaux dans la paix.

Agathon Rwasa a abandonné la lutte armée en 2009, lors d'une cérémonie au cours de laquelle il déclarait : "Les Burundais peuvent être tranquilles. Nous n'allons pas reprendre la guerre." L'année suivante, les FNL sortaient du processus électoral au beau milieu des élections générales en invoquant, comme le reste de l'opposition, des "fraudes massives" dont la preuve reste à faire, prélude à une escalade des violences et tensions.

Au pouvoir, la manière forte : arrestations d'opposants, morts aux allures d'assassinats, obligation de passer à la clandestinité ou de se résoudre à l'exil, comme pour Alexis Sinduhidje, personnalité charismatique devenue chef d'un petit parti d'opposition.

Depuis quelques mois, un nouveau mouvement armé tente des coups, s'organise. Vient-il, à Gatumba, de délivrer son premier "message" ? Cela fait peur, d'autant qu'en face, les forces de sécurité, aidées par les milices Imbonerakure du parti au pouvoir, éliminent dans les collines des hommes suspectés de liens avec les FNL. L'un des derniers en date, ex-responsable de la sécurité d'Agathon Rwasa lors des élections de 2010, a été tué début septembre. D'autres "cadres intermédiaires", selon une source bien informée, ont perdu la vie dans des circonstances analogues.

Faut-il s'attendre à d'autres atrocités dans les collines ? Il est temps de sortir du dérapage incontrôlé entamé lors des élections de 2010. La paix au Burundi n'a été gagnée qu'en mettant fin à la scission entre responsables politiques hutu et tutsi.

Dans l'immédiat, cette utilisation de l'ethnisme à des fins politiques a été mise en sommeil. La meilleure preuve en est que les ennemis d'aujourd'hui sont hutu. Ce qui n'importe pas plus que le fait qu'ils soient footballeurs ou basketteurs.

Jean-Philippe Rémy