Burundi : une profonde crise de corruption qui menace la stabilité et la paix
Analyses

ICG, 21 mars 2012

 Burundi : la crise de corruption

Rapport Afrique N°185 21 mars 2012

En dépit de la mise en place d’un dispositif institutionnel de lutte contre la corruption, le Burundi est en proie à une profonde crise de corruption qui menace la stabilité et la paix.

Burundi : la crise de corruption, le dernier rapport de l’International Crisis Group, dénonce les pratiques néo-patrimoniales qui compromettent la bonne gouvernance et menacent le développement du pays. La politisation graduelle de la fonction publique et l’accaparement du secteur public et de ses ressources par les nouvelles élites caractérisent l’exercice du pouvoir. Dans une économie aux opportunités aussi limitées, la monopolisation des ressources des secteurs public et privé met en péril la consolidation de la paix fondée sur la croissance et le développement, favorisés par un appareil étatique efficace et des investissements étrangers.

« Depuis 1966, date à laquelle le Burundi est devenu une République, la captation de l’Etat, principalement par les élites tutsi, a été au centre de la politique », selon Thierry Vircoulon, directeur du projet Afrique centrale de Crisis Group. « Avec la diversification ethnique de l’oligarchie des affaires et la fin de la guerre civile, la réforme de l’Etat est devenue essentielle pour consolider la paix au Burundi ».

A son arrivée au pouvoir en 2005, le CNDD-FDD (Comité pour la défense de la démocratie-Forces de défense de la démocratie) avait pour objectif non seulement de transférer le pouvoir politique des Tutsi aux Hutu, mais aussi d’améliorer la gouvernance du pays. Les autorités ont lancé une série de réformes mais les affaires de corruption impliquant des dignitaires du parti au pouvoir et des représentants de l’Etat ont ruiné l’espoir d’un changement de gouvernance et d’une répartition plus équitable des richesses. La crise de corruption jette le discrédit sur les institutions créées après le conflit et nourrit le ressentiment social et politique.

Une forte pression politique est désormais indispensable pour mettre en place les réformes d’amélioration de la gouvernance. Le programme de lutte contre la corruption étant devenu une politique publique, la société civile doit être de plus en plus vigilante et organiser une mobilisation de masse autour de ce problème. Les bailleurs de fonds doivent, simultanément, mettre l’accent sur la bonne gouvernance. La tenue d’audits sociaux et l’évaluation du « système national d’intégrité », de la politique anti-corruption du gouvernement, du climat des affaires et des privatisations permettraient d’améliorer la prise de conscience collective et d’impliquer l’opinion publique burundaise.

La lutte contre la corruption au Burundi doit être un élément clé du dialogue avec les bailleurs de fonds, plus particulièrement avec l’Union européenne. Les donateurs doivent aussi soutenir les efforts de la société civile par la formation et lier le soutien budgétaire à la mise en place d’institutions de contrôle indépendantes et à des progrès tangibles en termes de gouvernance et de transparence de l’administration.

« Dans un pays aussi divisé, petit et pauvre que le Burundi, la stabilité à court terme exige le consensus politique et la stabilité à long terme exige le développement économique », affirme Comfort Ero, directrice du programme Afrique de Crisis Group. « Dans une société post-conflit, échouer à mettre fin aux pratiques néo-patrimoniales et à promouvoir la bonne gouvernance revient à échouer à établir une stabilité et une paix durables ».


SYNTHESE ET RECOMMANDATIONS

En dépit de la mise en place d’un dispositif institutionnel de lutte contre la corruption, la crise de corruption que connait actuellement le Burundi met en péril la consolidation de la paix fondée sur un Etat moteur du développement et la relance de l’activité économique par l’investis­sement étranger. Les pratiques néo-patrimoniales du pouvoir en place depuis 2005 ont relégué le Burundi au plus bas dans les classements de gouvernance, affaibli son attractivité pour les investisseurs étrangers, altéré ses relations avec les donateurs et alimenté le mécontentement social. Mais surtout, elles sapent la crédibilité des institutions créées après le conflit, le pacte entre anciennes et nouvelles élites et la cohésion du parti présidentiel régulièrement secoué par des affaires de corruption. Afin de corriger la détérioration de la gouvernance publique, les autorités burundaises doivent transformer les paroles en actes, la société civile doit se mobiliser en masse contre la crise de corruption et les bailleurs doivent faire de la bonne gouvernance un axe prioritaire de leur appui.

Depuis l’avènement de la République en 1966, le contrôle de l’Etat et de ses prébendes, essentiellement aux mains des élites tutsi, a été l’enjeu central de la politique burundaise et la distribution inéquitable des ressources qui en découlait a été à l’origine du conflit. Sans remettre en cause le contrôle de l’Etat et de l’économie par la minorité tutsi, la guerre civile (1993-2003) a été une période de diversification ethnique de l’oligarchie des affaires et d’am­pli­fication de la corruption.

L’avènement au pouvoir de l’ancienne rébellion du Conseil national des forces de la démocratie-Forces de défense de la démocratie (CNDD-FDD) en 2005 n’a pas seulement trans­féré le pouvoir politique des Tutsi aux Hutu mais il a aussi semblé ouvrir une nouvelle ère en matière de gouvernance avec l’engagement des nouvelles autorités et la création d’institutions spécialisées pour lutter contre la corruption. Pourtant très rapidement, l’espoir d’une distribution plus équitable des ressources s’est estompé face aux premiers scandales impliquant de hauts responsables du parti présidentiel et de l’exécutif.

Au-delà de la politisation de l’administration, le nouveau pouvoir a aussi capturé le secteur public et ses ressources. Ses convoitises concernent également le secteur privé où il tente d’exercer un certain contrôle sur le système bancaire et de s’immiscer dans le processus de privatisation, et ce en totale contradiction avec les initiatives d’amélio­ration du cadre légal et règlementaire des affaires. Dans une économie aussi réduite que celle du Burundi où l’Etat joue encore un rôle majeur, l’accaparement des ressources publiques et privées risque de faire dérailler le scénario de consolidation de la paix.

Conscients de la dégradation de l’image du Burundi et surtout de l’impact de cette crise sur l’aide extérieure qui s’élève à la moitié du budget de l’Etat, le président de la République a pris les rênes du combat, lancé une campagne « tolérance zéro » contre la corruption et conçu une stratégie de bonne gouvernance. Mais cette approche est vouée à l’échec car le problème est mal identifié : au Burundi, à l’heure actuelle, il ne s’agit pas de se doter de la « bonne rhétorique », du « bon dispositif institutionnel » et des « bonnes lois » mais d’inverser des rapports de force défavorables à la promotion de la bonne gouvernance.

L’agenda technique pour lutter contre la corruption est clair et simple : renforcement du dispositif légal et règlementaire, accès à l’information pour les citoyens, indépendance des organes publics de contrôle et de régulation, dépolitisation de la haute administration, accroissement de la transparence dans les marchés publics et l’accès à l’emploi public, et réforme du secteur des ressources naturelles.

Mais cet agenda technique, actuellement incarné par la stratégie de bonne gouvernance, doit s’accompagner d’un agenda politique : les associations de la société civile doivent effectuer des évaluations citoyennes indépendantes, y compris concernant les efforts gouvernementaux de lutte contre la corruption, et créer un mouvement de masse autour de ce problème en formant un forum capable de fédérer le secteur privé, le monde rural et l’université. De leur côté, les partenaires au développement doivent faire de la lutte contre la corruption leur priorité et réévaluer leur engagement en l’absence de progrès. Maintenant que cet agenda est devenu une politique publique à travers la stratégie nationale de bonne gouvernance, il revient à la société civile et aux bailleurs de créer les conditions de sa mise en œuvre effective.

RECOMMANDATIONS

Pour l’indépendance des contre-pouvoirs institutionnels

Au gouvernement et au parlement :

1.  Mettre en place la Haute Cour de justice prévue par les articles 233, 234, 235 et 236 de la Constitution et renforcer les garanties statutaires relatives à l’indé­pendance de la magistrature, telles que la révision des prérogatives et de la composition du Conseil supérieur de la magistrature et l’application du principe d’inamovibilité des magistrats.

2.  Réviser la loi anti-corruption pour étendre les compétences des institutions de lutte contre la corruption, renforcer le contrôle de l’enrichissement illicite et protéger les informateurs.

Au gouvernement :

3.  Supprimer la tutelle du pouvoir exécutif sur l’ins­pe­c­tion générale de l’Etat et les autorités de régulation qui doivent devenir des autorités administratives indépendantes.

Pour l’amélioration de la gouvernance et de la transparence de l’administration

Au gouvernement :

4.  Mettre en place la commission de recrutement du ministère de la Fonction publique, intégrer la société civile dans sa composition et s’assurer que la procédure de recrutement et les recours possibles sont connus du grand public.

5.  Rendre obligatoires et publiques les déclarations de patrimoine et de conflits d’intérêts pour les politiciens et les cadres de l’Office burundais des recettes, des marchés publics, des organismes chargés de la privatisation et de la lutte contre la corruption.

6.  Inclure des représentants de la société civile dans les cellules de passation des marchés publics au sein des administrations ; limiter avec précision, par décret, les catégories de marchés publics ayant un caractère secret ; et changer la composition de la commission chargée de la qualification de ces marchés en confiant sa présidence à un haut magistrat.

7.  Adopter une loi sur l’accès aux documents administratifs et publier sur internet les informations financières détaillées de l’Etat et des entreprises publiques, telles que le budget voté et exécuté par les ministères et organismes publics, les amendements budgétaires, les comptes annexes, les marchés publics, etc.

8.  Réformer le cadre légal et institutionnel du secteur des ressources minières et hydrocarbures en adoptant un nouveau code qui s’inspire des bonnes pratiques internationales et fasse une large place à la société civile et adhérer à l’Initiative pour la transparence des industries extractives.

Pour créer les conditions de mise en œuvre des réformes

A la société civile :

9.  Former le forum anti-corruption prévu par la stratégie nationale pour la bonne gouvernance (SNBG) en associant entreprises, universités et associations du monde rural et urbain, et créer en son sein une commission d’enquête citoyenne chargée de surveiller les marchés publics, les pratiques liées au trafic d’in­flu­ence, la corruption foncière et l’enrichissement illicite des fonctionnaires et politiciens.

10.  Effectuer des audits sociaux et une évaluation du « système national d’intégrité », de la politique anti-cor­rup­tion du gouvernement, du climat des affaires et du processus de privatisation.

A l’Union européenne :

11.  Faire de la lutte contre la corruption un élément du dialogue avec le Burundi, faire de la gouvernance un secteur prioritaire dans le cadre du XIe Fonds européen de développement (FED) et effectuer une évaluation de l’efficacité de l’aide par la Cour des comptes européenne.

Aux autres bailleurs de fonds (Banque africaine de développement, Banque mondiale, Belgique, Pays-Bas, Norvège, Allemagne, France, Etats-Unis, Japon, etc.) :

12.  Orienter leur aide au profit des efforts de la société civile contre la corruption et appuyer notamment la formation des organisations de la société civile à la connaissance des finances et marchés publics et des textes de lois relatifs à leur contrôle.

13.  Intégrer les audits sociaux dans les projets de développement et suspendre les projets où des actes de corruption sont avérés.

14.  Lier l’aide budgétaire à l’application des mesures relatives à l’indépendance des contre-pouvoirs institutionnels et à l’amélioration de la gouvernance et de la transparence de l’administration.

15.  Réaliser un audit de performance pour les contre-pouvoirs institutionnels soutenus par les bailleurs et n’attribuer de futurs appuis qu’après octroi des garanties d’indépendance et un audit de performance.

16.  Rendre publique l’évaluation de la mise en œuvre de la Convention des Nations unies sur la corruption réalisée par l’Organisation des Nations unies pour la drogue et le crime (ONUDC).

Bujumbura/Nairobi/Bruxelles, 21 mars 2012

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