Lu pour vous : Un récit poignant et puissant de Jeanne D’Arc Mpitabakana
Analyses

@rib News, 06/06/2012

« Au nom des miens » de Jeanne D’Arc Mpitabakana, Belgique, 2012

Note de lecture & Morceaux choisis

Par Perpétue Nshimirimana, Lausanne le 6 juin 2012.

Feu Jeanne D’Arc Mpitabakana Quarante ans après le génocide de 1972 contre les Hutu du Burundi, les enfants et les familles des victimes réclament toujours justice. Une réponse efficace tarde à se mettre en place pour confondre les auteurs et co-auteurs de cette abomination.

Entre-temps, l’une d’entre nous, Jeanne D’Arc Mpitabakana publie un livre au titre évocateur « Au nom des miens ». C’est le témoignage de toute une vie au Burundi qui a basculé en 1972, l’année de la disparition de son père.

Surtout, elle sort soudain de l’enfance quand sa mère lui dit : « (…) Tous les Hutu vont mourir. (…) ».

Jeanne D’Arc est la deuxième des six enfants de la famille de Monsieur André Mpitabakana. En 1972, ce dernier est le chef du personnel à la Banque de Crédit de Bujumbura (B.C.B), dont le directeur est le Belge Monsieur De Coster.

André MpitakabanaAndré Mpitakabana, chef du personnel de la Banque de Crédit de Bujumbura en 1972. Il était alors âgé de 33 ans et a disparu le 13 mai 1972, enlevé à son service par l’armée burundaise.

Source : « Au nom des miens » Photo de la 4ème de couverture

Dans cet ouvrage, Jeanne D’Arc mêle ses souvenirs d’enfants, son témoignage personnel, la transmission du témoignage direct de sa mère et d’adultes de son entourage familial accompagnés par une lecture de l’Histoire du Burundi de 1962 à 2000. L’aperçu historique qu’elle consigne est très éloigné de « l’histoire écrite par les vainqueurs ». Vainqueurs contre qui ? Contre quoi, pourrait-on se demander ?

Vainqueurs contre l’Humanité ?

Elle s’élève contre les écrits des « historiens » et « autres témoins officiels »[1] de cette dictature burundaise, responsable des génocides de Hutu en 1965, en 1972 sous l’ère Simbananiye et en 1988 sous l’ère du président putschiste, Pierre Buyoya.

(…) Il est de notre devoir de dénoncer les mensonges, sinon ces derniers persistent.  Ne l’oublions pas : l’histoire est écrite par les gagnants.  Évitons que ce soit les génocidaires qui donnent seuls leur version des faits.  Travaillons pour que notre histoire soit écrite par des hommes libres de pensée et épris de justice.  (…)

(…) Le génocide burundais de 1972 ou de 1988 ne sont pas encore reconnus.  Pire, les coupables sont toujours au pouvoir, impunis. (…)

Au cœur de son récit, Jeanne D’Arc décrit particulièrement le basculement de sa vie autour de la disparition brutale de son père et des siens au cours du génocide de 1972-1973.

Certains faits rapportés par des témoins directs sont tout à fait éclairants et attestent de la préparation par des militaires burundais et rwandais dans l’enclenchement du  génocide des Hutus en 1972-1973 les 29 et 30 avril 1972. Dans des lieux très éloignés de la ville de Bujumbura et de la bordure sud du Lac Tanganyika, des manifestations inhabituelles se sont produites.

29 avril 1972 :  Papa et Maman devaient partir pour Gitega (100 km de Bujumbura) (…) Une fois en route, ils ont appris par la radio un remaniement ministériel. Le voyage continua.  Arrivés à Gitega, (…) mes parents ont continué leur chemin vers Nyabututsi, (…)  En s’arrêtant un instant au bar ‘La Clariette’ pour boire un verre, mes parents se sont aperçus que les militaires qui s’y trouvaient étaient très excités. Mes parents ont continué leur chemin (…)  Au centre de Gitega commençait à régner une tension. Il y avait beaucoup de militaires : mon père et ma mère ne comprenaient pas. (…)

30 avril 1972 (…) Mes parents téléphonent à Bujumbura. Le petit frère de mon père, mon oncle Antoine Kiburente, répond. Mais très vite, le téléphone est coupé, est-ce parce qu’il était Hutu ?  Ils essayent ensuite de contacter un membre Tutsi de la famille, l’oncle Buzubona Aloys, qui travaillait à la justice comme juge. Là, la communication passe. (…)

Autour de Jeanne D’Arc, c’est la quasi-totalité des membres Hutu de la famille et de l’entourage de ses parents qui disparait en quelques jours.

2 Mai 1972 (…) Beaucoup des connaissances et cadres Hutu avaient été arrêtés, dont le Directeur de l’Aéronautique, Etienne Kahimbiri, le Directeur de l’éducation Abraham Boyayo, Léonard Ncahoruri du Ministère de l’éducation qui avait déjà été arrêté en 1965, Benoît Sabiyumva du Ministère des Finances.(…) 

Des amis, des membres de la famille dont l’oncle Antoine Kiburente[2] disparaissaient. Un soi-disant ‘Tribunal de guerre’ s’occupait de leur sort. Jamais mes parents n’ont revu les leurs. (…)

Son témoignage met en lumière le mobile crapuleux du génocide de 1972-1973, autant que la cruauté et la lâcheté ordinaires qui imprègnent les actes, les attitudes et les façons de penser de nombreux Burundais depuis 1972 jusqu’aujourd’hui.

5 mai 1972: Mon Père continuait à travailler à la banque. (…) Il disait à ma Mère : ‘Nous qui restons, on est des morts vivants’. Il racontait comment ses collègues Tutsi l’avaient insulté ce jour-là. Il les avait trouvés dans un bureau, excités et engagés dans des discussions qui ne concernaient pas du tout le travail. Ils s’étaient retournés à son arrivée et lui avaient lancé : ‘Tiens, tu n’es pas encore mort ?’.  (…)

L’attitude des collègues Tutsi de son père pendant ces moments d’extrême douleur a été particulièrement choquante. Certains n’ont pas caché leur jubilation à l’idée d’une prochaine disparition des collègues Hutu et l’accaparement, immédiat, de leurs biens matériels et immatériels.

Jeann D’Arc raconte:

6-7 mai 1972: Certains collègues Tutsi de Papa avaient un comportement exécrable. Maman, qui passait voir Papa au bureau, devait partager les coups.  Un certain André Muyumbu, qui partageait le bureau avec Papa, se donnait la liberté de terroriser mes parents en insinuant l’exécution de Papa, en téléphonant  avec des tiers : ‘ … j’ai appris que vous avez fait le nettoyage à sec … vous avez oublié Mpitabakana … ‘. Et puis, après ce coup de fil, il se tournait vers Papa en ricanant : ’Il faudra me laisser ton cerveau quand ils viendront te prendre.’

Mes parents se sont regardés, abasourdis.

Monsieur Muyumbu fut par la suite le grand bénéficiaire de la mort de Papa. Il a fait une belle carrière à la banque et se faisait voir dans la jet-set de Bujumbura. Certains Belges le connaîtront probablement comme une personnalité clef des "Amitiés Belgique-Burundi".

(…) Imaginez-vous ! Pendant cette période, à l’école, les enfants Tutsi me lançaient “Ton père est mort”  alors qu’il était encore vivant.  Je me suis posé des questions et c’est plus tard que j’ai compris.  Ces enfants entendaient cela chez leurs parents, car les adultes faisaient les listes des Hutu qui devaient mourir.  Ma grande sœur, Béatrice, a connu la même chose au Lycée Clarté Notre-Dame.(…)

(…)Trois de mes copines avaient perdu leurs pères, mais d’une mort naturelle. Ils avaient des tombes dans les cimetières de Bujumbura. Elles me demandaient de les accompagner pour aller déposer des fleurs sur la tombe. Mais moi j’avais trop mal au cœur car je n’avais pas de tombe de mon père pour y déposer des fleurs, où me recueillir. (…)Nous n’avons pas eu le droit de crier, de pleurer.  Pas le droit de faire le deuil, pas le droit d’inhumer, pas le droit de nous recueillir en leur mémoire. Non, même pas le droit de se souvenir !(…)

Elle évoque aussi le rôle indéniable et l’omniprésence des émigrés rwandais arrivés avant l’indépendance du Burundi  en 1962 et présents dans son récit tout au long de sa vie jusqu’aujourd’hui…

(…) Contrairement à la situation rwandaise, l’espoir d’une cohabitation et d’une démocratisation pacifique était bien réel au Burundi au moment de l’indépendance. (…)

(…) Beaucoup de Tutsi rwandais arrivèrent au Burundi, aigris et bien résolus à reconquérir leur territoire perdu.  Ils haïssent les Hutu burundais, qui ne leur avaient pourtant rien fait de mal.  Sans vouloir les accuser de tous les maux, il faut dire qu’ils ont fortement influencé la politique de notre pays, et pas dans le bon sens.  (…)

…y compris le jour même de l’enlèvement sur le lieu de son travail, puis du meurtre de son père par les militaires…

(…) Des employés de la banque – des réfugiés Rwandais de 1959 – ont informé la justice que Maman venait de vider le compte de son mari, qui contenait, selon eux, rien d’autre que son ‘butin de guerre’. (…)

Son livre interpelle, aussi, sur l’impératif de vérité et la nécessité de témoigner pour nombre d’entre nous, gages d’un avenir engageant vers des relations sociales et politiques au contenu compris réciproquement.

(…) Nous avons eu un passé sanguinaire, nous devons le reconnaître pour essayer de  construire un futur meilleur. Comme celui qui disait “connaître le passé pour comprendre le présent et préparer l’avenir”.(…)

(…) Mon seul témoignage ne suffirait évidemment pas pour faire triompher la vérité.  Pour y arriver, il faut que beaucoup d’autres témoignent à leur tour.  C’est un devoir d’assurer le relais.  J’écris pour combattre ce mensonge dans lequel nous vivons toujours.  Pour que la lueur de la vérité éclaire nos pas, et puisse un jour nous amener vers la paix et la prospérité, vers le développement de notre très cher pays.  Tôt ou tard, je suis certaine que ce jour viendra, la vérité vaincra. (…)

Enfin, elle souligne le caractère indispensable de la présence et de l’accompagnement des étrangers, en particulier des Nations Unies pour aider les Burundais à dépasser ces années sanguinaires et leurs effets dévastateurs sur toutes et tous…

(…) Ainsi, quand un Hutu du Burundi parle de 1972, les Tutsi le traitent d’extrémiste.  Quelle est la définition d’extrémiste, finalement?  Pourquoi nier la réalité, même si elle est loin d’être reluisante?  En tout cas, les preuves sont encore là : les fosses communes, les squelettes, les crânes.  Quand les camions des militaires charriaient les cadavres des Hutu vers les fosses communes, des témoins les ont vus. Ces sinistres endroits sont connus. Le jour où les Nations Unies viendront enquêter, nous les guiderons. (…)

La suite est à découvrir dans « Au nom des miens », dont la deuxième édition a été publiée en 2012.


[1] Albert Shibura, Thérence Nsanze, Emile Mworoha, Jean-Pierre Chrétien, etc. et le plus récent d’entre eux, Pierre Buyoya, qui réécrit « son histoire », avec « Les négociations inter-burundaises, la longue marche vers la paix, L’Harmattan, janvier 2012» dans un pur style « ce que je tais, n’existe pas ! ».

[2] Petit frère de M. André Mpitabakana