Les raisons de la volte-face occidentale à l'égard de Kagame
Analyses

Le Huffington Post, 28/08/2012

Rwanda - États-Unis (et alliés) : le divorce, c'est maintenant !

Par Blaise Ndala. Juriste des droits de l’Homme

Le bal a été ouvert le 22 juillet par nul autre que le Département d'État américain, lequel a annoncé dans un communiqué "ne plus pouvoir fournir au Rwanda de financement militaire" en 2012, soit une enveloppe plutôt modeste de 200.000 dollars. Mais plus que l'impact budgétaire, c'et bien le symbole politique qu'il faille retenir. Symbole émanant d'un pays qui, depuis la prise de pouvoir par Paul Kagamé à la fin du génocide de 1994, a fait du Rwanda son "chouchou", devenant son premier pourvoyeur d'aide bilatérale. Ce n'est point un secret : à l'égard de ceux que le sort, sous notre indifférence coupable, a laissés aussi déterminés que hargneux, il n'est pas rare que notre sympathie à rebours s'avère sans bornes. Pour le meilleur et pour le pire.

Les temps changent

La marche du temps, pourtant, bouscule les états d'âme. Et les États. Derrière les mots des diplomates américains, une menace qui ne saurait laisser indifférent Kagamé, hier persona grata de l'Amérique et de ses alliés occidentaux, aujourd'hui dans l'eau bouillante. Au quotidien britannique The Guardian, c'est Stephen Rapp, le patron du bureau de la Justice criminelle internationale au Département d'État, qui dévoile jusqu'où l'ancien parrain serait prêt à aller. Son pays, nous fait-il comprendre, pourrait sceller ce qui se décline désormais comme la chronique d'un divorce que nul n'a prévu, que nul n'a vu venir. Selon ses dires, Kagamé pourrait être un jour poursuivi pour "complicité des crimes de guerre" commis dans un pays voisin. On n'avait jamais entendu un officiel américain tenir de tels propos, pas même en 1998, lorsque des soldats rwandais de l'APR appuyant le RCD-Goma, mouvement politico-militaire créé à Kigali et dirigé par des comparses congolais, étaient aux portes de Kinshasa. C'est donc à une inflexion, mieux, à un virage à 180 degrés que procède l'administration Obama. Même si ce n'est pas demain que Kagamé se retrouvera devant un juge.

Rapport accablant et mesures de coercition en cascades

Tout est parti du rapport de l'ONU publié en juin et confirmant les allégations des ONG selon lesquelles la rébellion du M23 qui sévit dans le Nord-Kivu congolais bénéficierait de l'aide directe des dignitaires rwandais, pourvoyeurs d'armes et de recrues aux insurgés. Une vérité de la Palice pour quiconque s'intéresse un tant soit peu aux crises à répétition de l'Est du Congo. On parle du Kivu, une région riche en minerais, sur laquelle Kigali a toujours voulu garder une mainmise et que le pouvoir de Kinshasa, dont l'armée et les services de renseignement furent naguère réorganisés avec l'aide du même Rwanda, peine à administrer efficacement.

Dans un billet antérieur, alors que l'on nous annonçait la "mutinerie" des éléments fidèles au criminel de guerre présumé Bosco Ntaganda et qui allaient s'organiser plus tard en "mouvement politico-militaire", je rappelais ce qui a toujours semblé à bien d'observateurs comme une évidence. La stabilisation du Kivu restera un leurre tant que nul ne contraindra Paul Kagamé à vouloir la paix au moins autant que ses voisins congolais.

Après près de vingt ans d'une idylle qui a succédée à celle, tridécennale qui l'avait liée au dictateur de l'ex-Zaïre le maréchal Mobutu, l'Amérique tape donc du poing sur la table et rappelle à l'ordre son "petit soldat". Un geste aussitôt imité par les alliés traditionnels de Washington, en commençant par l'Allemagne qui a suspendu quelque 21 millions d'euros d'aide à Kigali, dans le cadre d'un plan courant de 2012 à 2015. Une mesure visant à lancer "un signal sans ambiguïté au gouvernement rwandais", selon Dirk Niebel, ministre de la coopération économique et du développement. Puis, ce fut le tour des Pays-Bas d'annoncer qu'ils suspendaient une partie de leur aide, évaluée à 5 millions d'euros, initialement destinés à améliorer le fonctionnement de la justice rwandaise. Le pays a par ailleurs invité ses partenaires européens à adopter une position commune de fermeté. Pour l'instant, cet appel a été entendu par les Suédois qui ont à leur tour coupé les vivres à Kigali, tant que le régime n'aura pas été blanchi des accusations de violation du droit international portées contre lui.

Dans la capitale congolaise où l'on se félicite de ces désaveux en série attendus depuis des lustres, on espère que d'autres grands joueurs de l'aide bilatérale en faveur du Rwanda, sortent de l'expectative. On pense avant tout à la Grande Bretagne, autre soutien important du Rwanda et dont l'ancien Premier ministre, Tony Blair, est à la fois le Conseiller spécial et l'ami de Paul Kagamé. On pense à l'ancienne puissance coloniale belge, dont le ministre des Affaires étrangères, Didier Reynders, vient de boucler un périple dans la région pour "écouter, comprendre, proposer l'aide de la Belgique". On pense aussi à la France, dont le volume d'aide bilatérale est certes modeste, mais qui demeure un acteur de premier rang sur le continent. Mais si François Hollande vient de faire savoir qu'il se rendra bel et bien au Sommet de la Francophonie abrité par Kinshasa en octobre prochain, il ne faut pas être fin analyste pour parier que Paris se trouvera toutes les excuses possibles pour ne pas énerver davantage Kagamé. Surtout après que ce dernier eut refusé de donner son agrément à la nomination d'Hélène Le Gal comme ambassadeur à Kigali.

L'arbre du génocide ne cache plus la forêt des crimes présumés du régime FPR

Quelle qu'en soit l'ampleur, ce que l'on peut observer avec ce grand virage dans les relations bilatérales entre les capitales occidentales et le Rwanda, c'est que les (anciens) parrains du régime de Kigali semblent de moins en moins hantés par la culpabilité post-génocide de 1994. Continuer à faire semblant que la bonne santé économique du Rwanda et ses réels efforts de lutte contre la corruption suffisent à lui garantir un permis de déstabiliser la région est une recette qui semble avoir fait date. Même si, faut-il également le mentionner, l'exploitation illégale des ressources minières du Kivu, en particulier le coltan, a longtemps fait le bonheur des places boursières du Nord.

S'il est difficile de cerner tous les tenants et aboutissants de la volte-face occidentale à l'égard de Kagamé, on peut néanmoins noter qu'elle s'inscrit dans une longue tradition des relations Nord-Sud, dont les faux visionnaires parmi les dirigeants africains ne tirent, hélas, aucune leçon. Les grandes puissances ont-elles un agenda politique à réaliser dans une région de l'Afrique (ou ailleurs) ? Elles se fabriquent un homme lige qu'elles aident à se hisser, puis à se maintenir au pouvoir. Ce comparse séduit l'opinion internationale pendant X temps - aidé en cela par les médias du Nord qui lui trouvent toutes les vertus qui auraient manquées à ses prédécesseurs - et lorsque l'agenda change et que l'enfant gâté se gâte vraiment, les maîtres changent leur fusil d'épaule. On se met alors à parler de lui comme d'un monstre que l'on vient tout juste de découvrir. Bokassa, Hussein Habré, Mobutu, Charles Taylor, longue est la liste de ces tristes sires qui se sont réveillés trop tard.

Les diasporas, nouveaux foyers du conflit rwando-congolais

Dans l'entre-temps, Kigali continue à clamer son "innocence", agaçant nombre de gouvernements africains. Quant à l'armée congolaise soutenue par la plus grosse mission des casques bleus jamais créée par l'ONU (la MONUSCO), elle étale son incapacité à protéger les populations civiles exposées aux violences. Mal réélu, fort critiqué, y compris par d'anciens proches de son défunt père Laurent-Désiré Kabila qui l'accusent de manquer de cran face à un régime qui n'aurait que trop humilié les Congolais, le président Joseph Kabila continue à privilégier la carte diplomatique. À défaut d'engranger des victoires militaires. Dans son camp, l'on se félicite de la mise au ban de "l'ennemi". L'on mise sur la création prochaine de la "force internationale neutre" à déployer le long de la frontière rwando-congolaise afin de stopper les infiltrations rwandaises. L'opposition politique, elle, se gausse devant tant d'optimisme tendant à faire croire qu'une solution pourrait venir d'une énième force étrangère. Et de pointer du doigt la MONUSCO dont l'impressionnant arsenal militaire déployé sur le terrain est moqué par des rebelles pourtant faibles en nombre et à la puissance de feu limitée.

Et voilà que le conflit a traversé les mers pour jeter ses tentacules dans la galaxie des diasporas des deux pays voisins. Il ne s'agit plus seulement des marches de protestation et autres sit-in des Congolais devant les ambassades rwandaises outre-Atlantique. À Bruxelles, il est arrivé que des membres de l'aile dure de la mouvance dite des "Combattants" de la cause congolaise, s'attaquent physiquement à des sujets d'origine rwandaise. Au point que les autorités de la région Bruxelles-Capitale ont décidé de se pencher sérieusement sur la question, des cas d'agression ayant été signalés récemment dans le métro bruxellois et à Matonge, la place emblématique des Congolais, dans la commune d'Ixelles. Une association des Rwandais de Belgique, "Jambo asbl", a pour sa part mis en ligne une vidéo dans laquelle elle lance un appel à la raison en direction des deux communautés et dénonce le régime "criminel" de Paul Kagamé. Un régime dont, selon elle, les Rwandais seraient également des victimes.

Reste à savoir si ces différents messages lancés de façon plus ou moins contraignante à Paul Kagamé, sont de nature à contribuer à faire taire les armes et à pacifier les relations entre deux peuples que l'Histoire et la géographie condamnent au dialogue. Si l'optimisme reste un impératif, il est encore tôt pour lancer les paris, s'agissant d'un conflit qui a vu beaucoup de lendemains déchanter.