Burundi : une étrangeté dans une Afrique du politiquement correct
Politique

Jeune Afrique, 25/09/2012

Burundi : retour sur scène

Burundi : ici et nulle part ailleurs...

Par François Soudan

Qui, hors des frontières de ce petit pays de 10 millions d'habitants niché au coeur de l'Afrique des Grands Lacs, s'en est rendu compte ? Jusqu'en avril 2012 et l'amnistie définitive de l'intéressé, prononcée presque en catimini dans la torpeur d'un vendredi traditionnellement consacré aux sports collectifs, le Burundi avait à sa tête un condamné à mort. Ancien rebelle démocratiquement élu en 2005 (puis réélu en 2010), Pierre Nkurunziza traînait derrière lui cette sentence assénée à la fin des années 1990 avant que les accords de paix d'Arusha ne viennent la suspendre. Apparemment, cette incongruité ne gênait personne.

Autre étrangeté dans une Afrique où le politiquement correct, mais aussi le souvenir cuisant des identités meurtrières, veut que l'on taise en public son appartenance tribale, l'existence des deux ethnies - Hutus majoritaires et Tutsis - est ici non seulement revendiquée, mais donne lieu à une politique de quotas, au sein tant de l'exécutif que du Parlement et de l'armée.

Pour construire leur pays, les Burundais ont adopté une démarche inverse de celle de leurs voisins rwandais.

C'est en assumant ses différences et ses spécificités communautaires que l'on construit une nation : cette démarche, radicalement inverse de celle du voisin rwandais, est unique sur le continent. Au Burundi et nulle part ailleurs...

La pesanteur des réflexes sociaux et l'univers mesquin, trop souvent violent, qui est celui de la politique burundaise font cependant que la voie choisie il y a douze ans à Arusha est périlleuse à suivre.

Au pouvoir depuis 2005, le président Nkurunziza, 48 ans, footballeur émérite, prédicateur explosif et ancien maquisard des collines, est certes parvenu à ratisser au-delà de son socle ethnique, en nouant de bonnes relations avec le Rwanda de Paul Kagamé et en quadrillant les campagnes, où résident plus de 80 % de ses comspatriotes. Sa simplicité, son enracinement rural et les mesures spectaculaires prises en faveur de l'éducation et de la santé du monde paysan ont contribué à asseoir sa popularité, même si l'opposition et la société civile, pugnaces et essentiellement implantées à Bujumbura, y voient avant tout l'expression d'une dérive populiste, personnelle et autoritaire.

Reste que le clivage principal, s'il n'oppose plus les Hutus et les Tutsis mais les Hutus entre eux, dans le cadre d'une compétition pour le pouvoir qui s'est substituée au cycle infernal des revanches ethniques du passé, n'en est pas moins lourd de menaces.

Les récentes velléités de reprise des hostilités par une faction se réclament des Forces nationales de libération, groupe longtemps proche des ex-génocidaires hutus rwandais, sont à cet égard aussi irresponsables qu'inquiétantes.

Pierre Nkurunziza, dont l'élection en 2010 a été contestée par ses adversaires et à qui l'on prête l'intention de se représenter en 2015 (le débat constitutionnel sur ce point n'est toujours pas tranché), doit veiller à ce que la réponse de l'État soit proportionnée. Rien ne serait plus dommageable pour l'exception burundaise qu'une réaction indiscriminée confondant démocrates et hors-la-loi. 

Burundi : connais-toi et change

Par Jean-Salathiel Muntunutwiwe

Jean-Salathiel Muntunutwiwe est Docteur en sciences politiques, enseignant au département d'histoire de l'université du Burundi.

Le Burundi a vécu ces cinquante dernières années une histoire violente, qui se matérialise par une mémoire collective douloureuse. Depuis 1998, ce pays tente de se réconcilier avec lui-même. Mais ce processus doit d'abord commencer par l'anamnèse : il lui faut revisiter son histoire, la critiquer et la dépasser afin de créer un espace sociomental permettant une nouvelle façon de gérer la res publica.

« Connais-toi. » Cela passe d'abord par une élucidation de notre douloureux passé. L'accord d'Arusha pour la paix et la réconciliation signé en 2000 a été à la fois une « critique » de l'histoire nationale et une tentative de construction d'une solution pour sortir de la violence. Ce texte, pour incomplet qu'il soit, a été une stratégie mobilisée par les politiques burundais dans le but de résoudre la crise politico-ethnique violente opposant entre elles les élites postindépendance. La peur de perdre le pouvoir ou une parcelle de celui-ci a autorisé et autorise les usages politiques de la violence, rendant possible et « légitime » la reproduction des anciennes méthodes de gouvernement décriées depuis la lutte pour l'instauration de la démocratie. Cette façon de faire limite ou atrophie le développement de la gouvernance.

Ce n'est pas le pouvoir qui corrompt, c'est la peur. Celle du pouvoir pour ceux qui y sont soumis, celle d'en être privés pour ceux qui l'exercent.

Se connaître, c'est dépasser, pour les transcender, les anciennes méthodes de gestion autoritaires. Le nouveau système de pensée inspiré d'Arusha exige le rejet de la violence, des abus de pouvoir, de l'injustice, de l'arbitraire, etc. Il a « sacralisé » le dialogue comme mécanisme de régulation des problèmes sociaux. Or toute réforme requiert des personnes convaincues de son opportunité et de son utilité. Ainsi, tout démocrate est convaincu que les principes de base de la démocratie doivent être respectés et promus afin de la consolider. Il s'agit, pour le Burundi, de Louis Rwagasore, de Melchior Ndadaye, etc. Leur volonté commune a provoqué, dans des contextes différents et difficiles, leur assassinat. L'homme d'État est celui qui tombe vingt fois et se relève vingt et une fois. Il doit pour cela vaincre les liens subjectifs, politiques et individuels qui l'empêchent d'enclencher une gestion rationnelle. Car ce n'est pas le pouvoir qui corrompt, c'est la peur. La peur du pouvoir pour ceux qui y sont soumis, et celle d'en être privés pour ceux qui l'exercent.

Se connaître, c'est éviter l'enfermement, qui conduit à l'unanimisme, reproducteur de pratiques risquant de détruire les bases sociales en construction. Depuis 1982, le refus catégorique du dialogue a abouti à la sédimentation des frustrations qui, à la longue, constituèrent l'infrastructure de la contestation violente. En effet, les leaders du Palipehutu [Parti pour la libération du peuple hutu, NDLR] et, plus tard, du CNDD-FDD [Conseil national pour la défense de la démocratie-Forces de défense de la démocratie] ont mobilisé respectivement l'absence de dialogue inclusif et le refus de la démocratie pour lutter contre les pouvoirs en place. Ainsi, pour ces entrepreneurs de l'identité, le refus du dialogue a permis que leur idéologie hégémonique soit intériorisée et légitimée par les populations et les communautés nationale et internationale. En réalité, l'enfermement provoque des contestations violentes et destructrices. Or la stratégie d'ouverture a pour avantage immédiat la décrispation du champ sociopolitique, permettant la réalisation de nombreux chantiers du gouvernement.

Se connaître, c'est construire une société par la justice. L'État de droit en est la condition fondamentale, c'est-à-dire un État qui crée le droit, le fait respecter et le respecte lui aussi. L'histoire du Burundi est dominée par des violences politiques de masse. Pour éviter que celles-ci ne créent la culture de la violence ou plutôt pour y mettre fin, d'autres mécanismes juridictionnels peuvent être pensés. Ainsi, la justice transitionnelle doit être appliquée afin de guérir les mémoires individuelles et collectives blessées.

« Connais-toi et change. » Cette paraphrase de Socrate reste d'actualité, en ce sens qu'elle pose la question du leadership burundais. Celui-ci est tenu de transformer la société en lui donnant des orientations politique et philosophique solides. Il doit se connaître afin d'impulser ce changement. Ainsi tu seras un homme d'État, mon fils !