Burundi : Nkurunziza a-t-il une notion claire du temps et de l’histoire ?
Question à La Une

@rib News, 09/04/2013

Les hommes politiques et l’histoire : le cas de Pierre Nkurunziza

Par Albanel Simpemuka

 La question.

Quel rapport les hommes politiques ont-ils avec l’histoire ? Comment écrit-on une belle page dans l’histoire ? Plus concrètement le président Nkurunziza a-t-il une notion claire du temps et de l’histoire ? Autant de questions que l’on peut se poser au sujet du rebelle devenu Président de la République.

Quels rapports avec l’histoire ?

Les hommes politiques ont des rapports variés avec l’histoire. Certains donnent l’impression de l’ignorer, d’oublier le passé ; de vivre le présent de façon brouillonne, au gré de leur  passion, de leurs fantaisies ou inspirations du moment ; et de n’envisager l’avenir que sous la forme d’un passage en force, d’un marquage au fer et au feu ou d’un oubli des horizons réels.

D’autres lisent les mémoires des grands hommes, scrutent attentivement la courbe de la grandeur et de la fin des puissants, qu’ils soient démocrates ou tyrans, bâtisseurs ou prédateurs, pacificateurs ou massacreurs. Ils essayent de tirer des leçons de l’histoire, et de voir ce qui reste réellement d’un grand homme politique.

Les meilleurs savent, dès le premier jour du pouvoir, qu’ils ne sont que de passage, et choisissent, malgré les tumultes et les contingences de l’histoire, le tracé de leurs sillons, en ayant pour boussole le bien-être de leurs concitoyens, leurs libertés et le respect des lois sans lequel les choses vont de travers.

Comment écrire une belle page dans l’histoire ?

Les pays donnent volontiers le nom des bienfaiteurs de l’humanité, des inventeurs, des savants, des héros, des grands réformateurs, des écrivains etc. à des édifices, des places, des aéroports, des universités, des boulevards, des rues etc. Ainsi, par exemple, Lénine avait mobilisé les artistes pour l’érection de monuments en l’honneur des grands hommes de culture et des révolutionnaire tels que Marx,  Robespierre, Herzen, Chopin, Gogol, Garibaldi, Vroubel, Heine, Voltaire, Cézanne, Lord Byron etc.

Que l’on ait inventé la pile électrique et qu’on s’appelle Volta, qu’on ait inventé la fabrication de l’acier et qu’on se nomme  Bessemer, que l’on ait inventé le téléphone et qu’on s’appelle Grey et Bell, le vaccin contre la rage et qu’on s’appelle Pasteur, qu’on ait  découvert la pénicilline et qu’on se nomme Fleming ; l’interprétation scientifique des rêves  et qu’on s’appelle Freud ; que le monde vous doive le cinéma et que vous vous appeliez Lumière, ou la découverte de l’ADN et que vous vous nommiez Watson et Crick, vous méritez d’entrer dans la mémoire de l’humanité.

En Afrique, des noms comme Kwamé N’krumah, Nelson Mandela, Patrice Lumumba, Thomas Sankara, Cheikh Anta Diop, Léopold S. Senghor, Wole Soyinka, Desmond Tutu, Joseph Ki-Zerbo, etc. sortent du lot et sollicitent le panthéon africain. Certes, chacun, selon son engagement, son idéal, son idéologie, a ses héros et ses démons, mais, si les peuples se trompent souvent, l’histoire se trompe rarement. Qu’ils aient lutté avec abnégation pour l’unité africaine, pour la liberté et l’indépendance, pour la reconnaissance de la dignité de l’homme noir, pour la paix, la promotion du continent africain, qu’ils aient fait preuve de courage et de créativité intellectuelle, ces hommes ont fait connaître non seulement leur propre pays, mais aussi une cause qui méritait que l’on vive et que l’on meure pour elle.

Par contre, et de leur vivant, certains tyrans érigent leurs propres monuments et font penser, non sans dérision, à ces vers du poète burundais, Lazanda :

« Il voulait inscrire son nom à l’équerre

Aux carrefours, aux monuments, aux siècles

L’avait-il d’abord inscrit dans les cœurs ? »

Nkurunziza : sur les traces de quel père ?

Nkurunziza a-t-il une notion claire du temps et de l’histoire ? Le passé, le présent, l’avenir ont-ils un sens pour lui ? Le temps, disait Bergson, c’est ce qui se fait, et même ce qui fait que tout se fait. Ce qui se fait, c’est que le présent se jette au passé, c’est que l’avenir advient sans cesse, apportant du nouveau. C’est le changement permanent, même pour ceux qui perdent leur temps. Le temps, c’est cette chose qui nous est toujours compté, dont chacun a sa part et avec laquelle on ne triche pas. Que faisons-nous donc du temps qui nous est donné ? Quel bilan ferons-nous le moment venu ?

Hier, Micombero, Bagaza, Buyoya, Ntibantunganya, Ndayizeye étaient au sommet de l’Etat. Certains d’entre eux ont commis des erreurs, d’autres des crimes impardonnables. Y a-t-il au monde une rue, une école, un lieu qui porte le nom de Micombero ? C’est improbable. Certains se souviennent de lui en le maudissant, d’autres se demandent où est sa tombe ; s’il a laissé une descendance et ce qu’elle est devenue… Au sujet de Bagaza, l’on se souvient de son élan au début, de ses actes pour le pays, mais aussi de ses colères …peu catholiques. Léguera-t-il son nom à une place, un carrefour ? Que restera-t-il, demain, de ces hommes ? Des livres ? Certains n’ont rien écrit. De bons souvenirs ? Des fortunes ? Après avoir connu la gloire, certains ont connu un exil cruel, parfois humiliant ; un est allé en prison et a imploré l’intervention de ses ex pairs présidents…

Avoir une notion claire du temps, c’est savoir que le plus fort n’est jamais assez fort pour être toujours le plus fort, jamais assez fort pour défier le temps. Avoir une notion de l’histoire, c’est savoir qu’elle ne retient que les points saillants : qu’elle a des pancartes sur lesquelles on peut lire soit : Tricheur, soit Homme d’honneur etc…Je me souviens de ces mots de Blaise Pascal, qui dit à peu près ceci au sujet de la fin de l’homme, de tout homme : « Le dernier acte est sanglant, on jette de la terre dans la tombe, et s’en est fini pour toujours. » Pour toujours ? Pas exactement, car il reste les fantômes. Les fantômes pour hanter la mémoire, interroger la descendance, enjamber les boulevards pour faire la somme des héritages, des cicatrices aussi : arpenter les prisons pour interroger la rémanence des tortures, des incarcérations abusives. Et réclamer justice.

Beaucoup de lettres ouvertes ont été adressées à Pierre Nkurunziza. Je ne sais pas s’il les a lues. Des mémoires et des livres d’histoire très éclairants ont été écrits. Certains sont au chevet des dirigeants. Je ne sais pas celui qui est son livre de chevet. Après son passage au pouvoir, qui sera devenu un peu plus libre, plus instruit, plus en sécurité, plus riche, en meilleure santé ?  Lui-même et ses amis ou le peuple tout entier ?

Dans un numéro récent du périodique Jeune Afrique, Pierre Nkurunziza a affirmé que « Si on me le demande, je me présenterai » Il a laissé prétendre que l’actuelle Constitution le lui permet. En 2012, il avait, dans une interview donnée le 24 décembre à Ngozi, émis le vœu de ne pas avoir à influencer une réforme de la Constitution à des fins électoralistes. A l’époque, l’on pouvait penser qu’il ne se présenterait pas. En tout cas, s’il se présente, à la demande de son parti ou non, cela constituera une faute de sa part et de la part du parti. On le sait, Pierre Nkurunziza est souvent passé outre les prescrits de la loi. « Cela compte, c’est compté, et dans ce compté, le comptant y est déjà. » J’entends d’ici ses partisans inconscients dire : « On s’en fout, c’est nous les plus forts. Nous allons faire au moins quarante ans comme l’Uprona !»

Oui, le parti au pouvoir croit être le plus fort. Mais où est sa force ? A quel rang se situe le pays dans l’indice du développement humain? Quel est le poids de sa monnaie ? Combien réguliers sont les salaires des agents de l’Etat ? Quelle est la force de ce pouvoir quand le budget est épuisé au mois de juin, et que l’OBR doit procéder à un véritable exercice de funambule ou d’escroquerie fiscale, - c’est selon- pour qu’on paye, d’abord les militaires, puis les enseignants, puis les autres… ?

C’est dangereux d’oublier l’histoire

Non non ! Si le Président Nkurunziza se porte candidat aux présidentielles de 2015, présenté ou non par votre parti, ce sera en violation de la Constitution. Libre à lui de tenir compte des avis des citoyens éclairés ou de foncer tête baissée en oubliant ce mot de Saint-Exupéry : « Droit devant, on ne va pas bien loin. » L’histoire nous apprend que ceux qui se croient les plus forts, qui croient plus à la force qu’à la loi,  gouvernent mal et finissent mal.

« O mes frères, c’est ici le lieu de jonction de ceux qui pensent et de ceux qui souffrent ; cette barricade n’est faite ni de pavés, ni de poutres, ni de ferrailles ; elle est faite de deux monceaux, un monceau d’idées et un monceau de douleurs […]

La parole étant souffle, les frémissements d’intelligences ressemblent à des frémissements de feuilles » (V. Hugo, Les Misérables)