Génocide de 1972 : entretenir la mémoire et démentir la version officielle
Opinion

@rib News, 26/04/2013

 La descente aux enfers

Un roman historique d’Aloys Misago

Note de lecture et morceaux choisis.

Par Perpétue Nshimirimana, Lausanne, le 26 avril 2013

La commission Vérité et Réconciliation, annoncée depuis  treize ans, peine à se mettre en place au Burundi, malgré des promesses plusieurs fois répétées. Une certaine frilosité semble habiter ceux qui ont eu des responsabilités dans les génocides de 1965 et 1972-1973[1] et les autres répressions sanglantes qui ont endeuillé le Burundi depuis 1962. Pourtant, malgré les pressions exercées par eux sur les dirigeants politiques d’aujourd’hui, ils connaissent leur obligation de rendre, tôt ou tard, des comptes au grand public, c’est à dire aux Burundais comme aux étrangers. La paix et le « bien vivre ensemble » ne seront  possibles  qu’après cet exercice de vérité. En attendant la mise en place effective de cette commission, les moyens modernes de communication permettent, heureusement, à tout Burundais(e) de s'exprimer.

Après la remise du rapport des consultations nationales sur la mise en place des mécanismes de Justice de transition au Burundi du 20 avril 2010[2], la parole  s’est, de plus en plus, libérée sur les sujets restés tabous jusque - là.

Les différentes victimes des quarante années de dictatures militaires ont eu la possibilité d'investir l'espace médiatique public pour porter à la connaissance du monde entier les pires exactions commises au Burundi à l’encontre des personnes ayant en commun le fait d’appartenir à l’ethnie Hutu.

D'une certaine manière, la commission Vérité est déjà à l’œuvre.

Témoigner est un des moyens d’entretenir la mémoire sur le contenu du drame. Mais, tout aussi important, est de démentir les mensonges répandus pendant de nombreuses années par les  véritables auteurs des différents génocides commis au Burundi  dans le but de s’accorder une amnistie à peu de frais.

Pour rappel, la Justice n’est toujours pas passée !

Quarante et un ans nous séparent du génocide de 1972-1973. Selon la version officielle, tout serait parti d'une prétendue attaque de rebelles dans le sud du pays.

Mais que s'est-il passé réellement dans la localité de Martyazo, commune de Vugizo, province de Bururi  au sud du Burundi ? Qui sont réellement ces rebelles ?

Quelles ont été les forces en présence ?

 Le témoignage d’Aloys Misago éclaire les Burundais sur quelques faits précis qui se sont déroulés à cet endroit du pays. La description de l’auteur  donne des sueurs froides au lecteur au constat du calcul et du sang froid dont ont fait preuve les responsables politiques et militaires en 1972 pour rayer de la Terre des centaines de milliers de citoyens innocents. Aloys Misago, né en 1958, dans l’actuelle province Makamba, raconte son parcours dans un livre intitulé « La descente eux enfers », à la troisième personne, à travers le personnage de Ndayiragije, alias Ndayi.

En 1972, il avait donc quatorze ans.

Il indique que dans la nuit du 29 avril 1972[3], à 22 heures, des soldats lourdement armés ont fait irruption au dortoir de son Lycée, dans le quartier Nyakabiga, près de l'Université du Burundi dans la ville de Bujumbura. Ils ont intimé l'ordre aux élèves de se mettre debout.  Avec brutalité, ils ont dit :

« Allez, debout ! Que chacun reste assis sur son lit ! ordonna un militaire. Les intrus se scindèrent en trois groupes et parcoururent les trois rayons de lits superposés du dortoir. Ils avaient une liste en main et étaient accompagnés par trois étudiants des classes supérieures. Ils passaient, appelant des noms. Tous ceux qui furent nommés furent emmenés. On ne leur donna même pas le temps de se changer. La plupart d’entre eux ne portaient qu’un sous-vêtement. Les militaires les traînèrent dehors en les bousculant et en les frappant. – Sortez vite, vous les traîtres ! » leur disait-on.

Comment des jeunes à peine âgés de quatorze ans ont-ils pu être taxés de traîtres ? Qui ont-ils trahi ?

Dans la foulée des arrestations, Ndayiragije a appris que même le frère Georges, le préfet des études, a été emmené. Quand il a voulu savoir pourquoi toutes ces personnes ont été conduites quelque part d’inconnu, son ami Musafiri, Rwandais d'origine, lui a répondu :

« - Ce sont des rebelles ! Ils veulent nous tuer tous !

Incrédule, Ndayiragije a encore demandé à son ami :

- Nos camarades, quand sont-ils allés dans la rébellion, puisqu’ils étaient tout le temps avec nous ?

- Ne sois pas naïf ! Ces Hutu ne rêvent que de la mort des Tutsi.

- Frère Georges aussi ? 

- Tu prends maintenant la défense de ces Hutu, ces criminels ? » a répliqué Musafiri.

L’école a ordonné à tous les élèves de regagner leurs domiciles respectifs en attendant le retour au calme. Ndayiragije et sa sœur Rosa, alors, élève au Lycée Clarté Notre-Dame de Bujumbura, ont pu rejoindre leur colline natale.

L’évêque de Bururi, rencontré au Grand Séminaire de Bujumbura, les a pris dans sa voiture en direction de la ville de Bururi. Tout au long du trajet, des barrières sont dressées partout.

« - Dans chaque centre, on rencontrait des colonnes de gens ligotés qui étaient conduits par des soldats et des bandes de jeunes gens de la Jeunesse Révolutionnaire Rwagasore, appelés JRR. »

Arrivés au centre de Bururi, la même scène que la précédente vue tout au long de la route s’est  reproduite :

« -  Des milliers de gens attachés étaient conduits vers le stade ».

L’évêque de Bururi a voulu savoir  si des combats avaient toujours  lieu en ville. Les sœurs et prêtres de l'évêché lui ont répondu :

« - Non. Hier seulement, quelques rebelles armés de machettes ont surpris la population et ont massacré quelques fonctionnaires. Mais l’armée a vite fait de les neutraliser.   

- C’est quoi alors, ces coups de feu ?

- Depuis le matin, l’armée fait le ratissage : les soldats vont dans les écoles et dans les foyers pour chercher des élèves, des fonctionnaires et des commerçants Hutu. On les emmène au stade où ils sont fusillés. »

L’évêque a été voir le Gouverneur de la province :

« Monsieur le Gouverneur, était-ce nécessaire de tuer tout ce monde ?

-Monseigneur, je regrette aussi qu’on en soit arrivé là. La rébellion hutu qui a déclenché les hostilités pouvait être étouffée dans l’œuf.

- Comment, monsieur le Gouverneur ? demanda l’évêque.

- Mes services avaient localisé le site où se cachaient les rebelles qui se préparaient à mener leurs attaques.

- Où se cachaient-ils ?

- Juste ici, tout près, dans la forêt de la Kibira

- Quel était leur nombre ?

- Même pas une centaine ! Mes services auraient pu les encercler et les neutraliser sans même avoir besoin de renforts.

- N’étaient-ils pas armés ?

- Non, ils n’avaient pas d’armes à feu : ils étaient uniquement armés de machettes!

- Pourquoi n’êtes-vous donc pas intervenu ?

- Quand j’ai soumis mon plan d’opération éclair pour mettre ces malfaiteurs hors d’état de nuire, monsieur Bizindavyi[4], le patron de la Sûreté, m’a formellement interdit d’entreprendre quoi que ce soit.

 Photos Bernard Bizindavyi, chef de la Sûreté et de l’immigration en 1972[5]

- Pourquoi ?

- Il m’a dit que c’était un ordre d’en haut. La Présidence, l’état-major de l’armée et la Sûreté avaient un autre plan.

- Quel plan ?

- Je ne sais pas. Il ne me l’a pas dit explicitement. Mais il m’a dit exactement : « Que peux-tu craindre ? N’es-tu pas un militaire ? »

Le Gouverneur a marqué une petite pause, puis il a conclu en disant :

- Alors ce qui devait arriver arriva. »

Ndayi a eu très peur en entendant cette conversation entre les deux hommes. Il a réalisé que « Le sommet de l'Etat a refusé délibérément au gouverneur commandant de procéder à l’arrestation d’une bande armée pour avoir le prétexte d’éliminer des centaines de milliers de Hutu. Cette bande de criminels au sommet de l’Etat a préféré sacrifier  leurs frères pour pouvoir déclencher une des pires répressions que l’humanité ait connues, sur toute l’étendue du territoire alors que  la rébellion n’avait touché que la  province de Bururi. »

A y penser, Ndayi  a eu le vertige : « le pays était dirigé par une bande de fous ! ».

Il a gardé cette histoire dans le secret de son cœur et ne l’a raconté à personne.

Après un court séjour à l’évêché de Bururi, Ndayi et sa sœur Rosa ont regagné Martyazo, leur colline natale, en commune de Vugizo. En route, ils ont appris que des centaines d’étudiants Hutu de l’Ecole Normale de Kiremba ont été massacrés, livrés, a-t-on raconté, par le pasteur de la mission protestante de Kiremba. A la paroisse de Martyazo, ils ont été  accueillis par le curé de la paroisse, le père Théo Boonen. De nombreuses veuves et des orphelins avaient déjà trouvé refuge à la paroisse. Les hommes ont  tous été rassemblés à Gikuzi.

Ce sont  eux qu’on était en train de fusiller.

De la commune est venue une odeur de chair brûlée comme ont pu le constater Ndayi et les autres occupants de la voiture.

Arrivés à la maison, à Mutobo, ils ont constaté que leur père et ses trois fils Ndiyunze, Mina et Nyabenda, manquaient à l’appel et que toutes les femmes de la famille, c’est-à-dire leur mère et leurs belles-sœurs étaient toutes là.  Le petit frère, Mukozi, a été déguisé en fille pour le faire passer inaperçu aux contrôles.

 Mina a échappé à la mort une première fois, par miracle, alors que son père et son frère Nyabenda ont été fusillés.

Mina leur avait dit :

« - Je sens encore l’odeur du sang et je vois encore le corps déchiquetés par les  balles tomber dans la fosse commune. »

Il  avait ajouté :

« Quand les munitions furent épuisées, les derniers furent tués à la lance. Beaucoup furent enterrés vivants, étant tombés dans la fosse commune tout simplement blessés. Ils criaient pendant qu’on les recouvrait de terre. »

Malheureusement, quelques jours plus tard, Mina a été fusillé à son tour.

Pour survivre, Ndayi et son frère Mukozi ont passé leurs journées dans une cachette que leur a montrée leur mère, non loin de leur domicile. S’en est suivie une longue période de tentative d’exil semée de beaucoup d’embûches, une période où ils ont vécu un véritable calvaire qui s’est terminé par le retour à la case départ, c’est-à-dire la maison familiale.

Au cours de cette première tentative de fuite, les deux frères ont été attrapés par un groupe de militaires dans les palmeraies de la petite plaine de Rubindi. Ils  se sont cachés dans deux fûts pour échapper aux soldats. Découverts dans leur cachette, ils ont subi un interrogatoire musclé dont le but était de leur faire avouer de force leur appartenance à la « rébellion »

En voici la teneur :

« - Vous, fils de chiens ! Où est votre camp ?

Pas de réponse.

-Je vous demande de me dire où se cachent les autres rebelles !

Pas de réponse.

 Le commandant s’est mis à proférer des injures de toutes sortes, à menacer, à crier.

-Vous finirez par parler, assassins ! Je vais vous couper en petits morceaux et jeter votre chair aux chiens ! Je vais vous arracher le cœur ! Je vais vous couper la langue !

 Il a  marqué une petite pause, puis a continué :

-Où sont vos complices ?

Il s’est tu encore une minute, puis a continué sur un ton beaucoup plus conciliant, comme pour les séduire :

-Écoutez, si vous parlez, je vais vous libérer ! Vous aurez tout ce que vous voulez ! Je vous ramènerai chez vos parents !

Aucune réponse.

-Vous ne voulez pas répondre, hein ? Alors vous allez voir ! Je vais vous enterrer vivants ! »

Il faut rappeler ici que cet interrogatoire musclé s’est fait sur de jeunes adolescents âgés seulement que de douze et quatorze ans. Que savaient-ils  des problèmes autour deux ?

Après mille et une péripéties, ils ont pu regagner le domicile familial.

Finalement, la  nouvelle tentative d’exil vers la Tanzanie pour Ndayi, sera réussie cette fois, mais sans la compagnie de son frère Mukozi resté à la maison.  Ndayi a séjourné pendant une certaine période en Tanzanie avant de prendre la décision de revenir au Burundi.

La suite est à lire dans « La descente eux enfers »

Un roman historique d’Aloys Misago, publié en Belgique en 2012 dans la  Collection Papier blanc et encre noire aux  Archives & Musée de la Littérature.

ISBN : 978-2-87168-065-9  

126 pages


[1] Rapport Benjamin  Whitaker, 1985

[2] Lire le rapport http://www.ohchr.org/Documents/Countries/BI/RapportConsultationsBurundi.pdf

[3] Début du génocide des Hutu  du Burundi en 1972

[4] Un Tutsi né en 1938. Il est un cousin de Térence Nsanze, . Il a suivi cinq années d’études des humanités au séminaire de Mugera. Il poursuit sa scolarité au Collège du Saint Esprit. En janvier 1962, il devient assistant à l’immigration, puis devient Chef de l’immigration en mai 1965. Il est nommé Secrétaire national exécutif de l’UPRONA et est le Chef de la Sûreté en 1972. En mars 1974 il est nommé membre du conseil consultatif et au cours du même mois également membre du Conseil constitutionnel. En septembre 1974, il devient Chef de la J.R.R. Le 11 novembre 1974, il est nommé ministre de l’orientation nationale et secrétaire national exécutif de l’UPRONA.

Dictionnaire historique du Burundi,  Warren Weinstein, P. 94, The Scarecrow Press Inc. Metuchen, N.J. 1976 N.B Térence Sanze est l’ambassadeur aux Nations Unies en 1972.

[5] Source photo : http://fototeca.iiccr.ro/picdetails.php?picid=40994X3601X5732