Burundi : La CVR face au "dilemme du tortionnaire"
Question à La Une

@rib News, 15/09/2013

La Commission Vérité et Réconciliation :

poser d’abord les questions primordiales.

 Par Salvator Sunzu, journaliste

C’est la plus grande nouvelle annoncée par le Chef de l’Etat, Pierre Nkurunziza, à l’occasion du troisième anniversaire de son élection de 2010. La fameuse Commission Vérité et Réconciliation (CVR) tant attendue va être mise sur pied. D’ici la fin de l’année, a-t-il précisé. Ouf ! de soulagement de ceux qui sont prêts à en découdre une fois pour toute avec les "criminels" -toujours de l’autre camp- et qui, donc, crèvent d’impatience. Scepticisme sans doute aussi pour ceux qui doutent de la capacité des tordus burundais à se dire la vérité pour une fin de réconciliation.

D’aucuns sont convaincus ou pensent tout bas –et parfois tout haut- que la CVR va être un cadre de confrontation, une véritable guerre d’idées, de souvenirs, d’écrits, de témoignages…… mais aussi de mensonges, de ruse, de cynisme. Que l’on ne s’y trompe. L’appellation sibylline de "commission de paix et de réconciliation" peut ne rien changer au caractère meurtrier des visées et donc des échanges entre protagonistes. Car il s’agira pour ces derniers de tenter d’imposer chacun son point de vue, sa lecture de l’histoire et des faits. Un véritable combat donc, qui fera appel à un arsenal de techniques de communication, de négociations, d’organisation, d’imagination et d’influence.

C’est en tout cas la lecture que l’on peut se faire quand l’on essaie d’humer l’air de l’atmosphère entourant la création de cette commission qui s’annonce proche. La réalité est que le travail de la commission, au delà des passions, va exiger dans sa composition des hommes d’une grande sagesse, d’une grande vision qui va naviguer dans des eaux troublées par une société en manque de repère morale, par des blessures très profondes du passés et par des manquements de la transition.

Moins meurtrière que l’on peut y croire

La CVR burundaise n’est pas une invention burundaise. D’autres pays, comme ceux de l’Amérique latine, l’Afrique du Sud, l’Europe de l’Est, Grenada, le Guatemala, le Haïti, l’Indonésie, le Liberia…. l’on expérimenté. Quoique les problèmes que les uns et les autres avaient vécus fussent différents et que les objectifs sociopolitiques à atteindre pouvaient aussi l’être. Car en effet il ne peut y avoir de modèle, chaque commission ayant été pensée, structurée en fonction des défis historiques ou conflictuels à faire face et du ou des projets d’avenir pour conjurer le sort des drames qu’ils ont vécu.

Au Burundi, il suffit d’écouter les propos des uns et des autres -Hutu et Tutsi,- dans les conversations, dans leurs interventions dans les forums publics des médias pour constater qu’ils aiguisent les couteaux pour cette bataille finale. C’est à peine s’ils font apparaître l’avenir qu’ils envisagent pour le pays. Or c’est cet avenir qui est en jeu. Il devrait constituer en effet le mythe fondateur du fonctionnement de la CVR. Une fois les contours de cet avenir tracés, il serait relativement facile de débattre, si cela s’inscrit surtout dans une perspective de réconciliation nationale, et non dans celle de faire de la CVR un problème de plus, encore moins celle d’une confrontation meurtrière.

L’Afrique du Sud peut inspirer dans sa démarche. Les problèmes étaient similaires : ceux d’un apartheid s’exprimant à travers un vulgaire ethno-racisme. La seule grande différence est que pour s’en sortir, l’Afrique du Sud avait eu la chance d’avoir un homme hors pair, une véritable icône, une référence sacramentelle et morale : Nelson Mandela. Et la CVR sud africaine s’inspirait des valeurs véhiculées par un homme légendaire. Notre pays manque d’un personnage d’une telle carrure, d’un tel charisme malgré les nombreuses opportunités de le voir émerger. C’est en effet dans des moments de pire détresse que ce type d’hommes apparait. Et ces moments furent nombreux pour le Burundi. Il y a donc un manque flagrant de repère moral et de valeurs.

Dans tous les cas, entre autre conditions pour la réussite de la CVR est "la dépassionisation" politicienne du débat et le centrage du débat sur les victimes. Loin des préoccupations politiciennes, ces derniers ont besoin de connaître la vérité. Cette dernière servira à prolonger la mémoire collective et le souvenir affectif pour ne pas tomber dans un irresponsable oubli. Elle contribue aussi – et je paraphrase P. Ricoeur dans le monde des Débats,- à la correction, à la critique, à "réfuter la mémoire d’une communauté spécifique qui se replie sur elle-même, se penche sur sa propre souffrance au point d’être aveugle et sourde à la souffrance des autres".

La connaissance de cette vérité passe nécessairement par l’aveu des cruautés par les criminels eux-mêmes. C’est cet exercice qui pourrait inspirer la société sur les choix entre la voie des poursuites pénales des criminels ou une amnistie générale. Car, et cela doit rester dans nos cerveaux, comme l’écrivait un éminent spécialiste sur les questions de justice transitionnelle, "les commissions constituent une formé délibérément non judiciaire de gestion politique nationale de la mémoire et de la réconciliation". Et c’est cette logique qui peut faire penser que la CVR peut être moins revancharde et moins meurtrières que certains y croient. Si du moins tout le monde en comprend la mission.

Des choix difficiles, mais nécessaires.

Rien qu’à penser à l’immensité de la tâche de la CVR, on peut être pris par le vertige. Comment pourront-ils arriver à bout de la versatilité, de l’hypocrisie, des mensonges, des ruses, des coups aussi bas que hauts des acteurs des atrocités qu’aura connues ce pays. Et pourtant, il faut bien qu’elle y parvienne, pour régler définitivement la question du lourd passé. Et la régler veut dire avant accorder une place importante aux victimes. Ceux là sont les premiers à avoir droit à la vérité.

Au vue et à l’analyse des positionnements des différents acteurs de  ce pays, il est difficile de penser que les Burundais vont faire ce grand pas sublime vers l’auto flagellation pour que la vérité soit crachée. L’auto enfermement dans les ghettos ethnico politiques a pris le pas sur un nationalisme vif et désintéressé. C’est ainsi que chacun  des protagonistes, de son côté et dans son coin, est convaincu de détenir la vérité qu’il compte ingurgiter aux autres, nationaux et étrangers. Or la vérité -et ceci n’engage que l’auteur- est que Hutu et Tutsi lambda ne connaissent pas les détails de ceux qui ont planifié les crimes des crimes, qui ont manipulé les faits, l’histoire, les consciences. Car cette histoire là, les Hutu et les Tutsis lambda n’ont fait que la subir. Même si plusieurs parmi eux y ont activement participé, plus par conditionnement, intoxication, manipulation et en ont tiré des gains énormes qui font légitimement des grincheux. Le processus devrait se centrer sur le procès des régimes qui ont délibérément fait des choix condamnables et effectivement condamnés : régner au prix du sang.

La CVR, et la société entière, est bien en face de ce que S. Huntington appelle le « dilemme du tortionnaire », c’est-à-dire "l’alternative entre des poursuites et des sanctions pénales pour les anciens auteurs d’atrocités ou l’amnistie générale comme prix d’un règlement politique". La société est placée devant un choix difficile (et nous citons encore S. Huntington) entre "pardonner et oublier" au nom de la réconciliation et de la stabilité politique ou "poursuivre et punir" au nom de la justice et de la nécessité de faire rendre des comptes, ou "octroyer des pardons individuels à ceux qui avouent complètement leurs crimes". Le Rwanda voisin a opté pour deux des trois options : poursuites-punitions et aveux des crimes–pardon. Quelle pourrait être la potion non magique pour ce qui est du Burundi ? D’aucuns y pensent sans doute. Et si ce n’est pas le cas, la CVR aura bien du pain sur la planche.

Et pourtant l’accord d’Arusha est on ne peut plus clair

La mission de la CVR est déjà consignée dans l’accord d’Arusha. Elle enquête pour faire la lumière et établir la vérité "sur les actes graves commis au cours des conflits cycliques qui ont endeuillé le Burundi de l’indépendance (le1er juillet 1962) à la date de la signature de l’Accord de paix d‘Arusha, qualifie les crimes et établit les responsabilités ainsi que l’identité des coupables et des victimes". Par contre elle n’est pas compétente "pour qualifier les actes de génocide, les crimes contre l‘humanité et les crimes de guerre".

Deuxième mission : celle d’"arbitrer et réconcilier" pour cicatriser les plaies toujours béantes. A cette effet la commission "arrête ou propose aux institutions compétentes des mesures susceptibles de promouvoir la réconciliation et le pardon, décide la restitution aux ayants droit des biens dont ils avaient été dépossédés ou arrête des indemnisations conséquentes, ou propose toute mesure politique, sociale ou autre visant à favoriser la réconciliation qu’elle juge appropriée".

Troisième mission enfin, celle de "Clarifier l’histoire" avec pour finalité la réécriture de l’histoire du Burundi afin de permettre aux Burundais d’en avoir une même lecture.

La commission devra donc faire un choix entre les alternatives déjà énumérées. Plusieurs voix s’élèvent pour réclamer l’existence d’un Tribunal contre les auteurs des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité. Sur ce, force est de constater que le ou les gouvernements de transition ont failli à leur mandat. Et cette défaillance surchauffe les esprits. L’Accord avait en effet recommandé "la demande, par le Gouvernement de transition (c’est l’auteur qui souligne), de la mise en place par le Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations Unies, d’une Commission d’enquête judiciaire internationale sur le génocide, les crimes de guerre et autres crimes contre l’humanité qui aura pour mission a) d’enquêter et d’établir les faits couvrant la période allant de l’indépendance à la date de signature de l’Accord, b) de les qualifier". Ce travail n’a été fait ni par le gouvernement de transition de Buyoya, ni par celui de Ndayizeye. C’est comme s’il y a eu un accord tacite de rien faire, un pacte du silence.

L’Accord est même allé loin car il a recommandé aussi "la demande, par le Gouvernement du Burundi, de l’établissement, par le Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations Unies, d’un Tribunal pénal international chargé de juger et punir les coupables, au cas où le rapport établirait l’existence d’actes de génocide, de crimes de guerre et autres crimes contre l’humanité".

La transition est passée. Et personne n’a soufflé mot. C’est logiquement aux gestionnaires de la transition qu’il faut demander des comptes. On ne pèche pas exclusivement par action, mais aussi par omission. Le tribunal ne peut exister sans la commission d’enquête judiciaire internationale sur le génocide qui n’a pas été mise en place par le gouvernement de transition. Il travaille à partir du rapport fait par la commission judiciaire d’enquête. Le processus de réconciliation peut donc se voir piégé.

Une prévisible impasse

L’Accord a l’avantage de laisser des fenêtres de passage d’une situation de conflictualité vers celle d’une réconciliation. Dans son article 5 du chapitre II, il recommande notamment "l’orientation des programmes des partis politiques vers les idéaux d’unité et de réconciliation nationales ainsi que de développement socio-économique plutôt que vers la défense d’une composante particulière du peuple burundais". Sous des discours politiques de vernissage, la société burundaise n’a été aussi divisée. L’extrême hypocrisie de notre société est l’une des sources de nos malheurs. Là où un département, un ministère est dirigé par un tutsi, la tentation est grande de ne recruter que les tutsis. Et ce malgré un discours ne se référant pas à l’identitaire ethnique. L’inverse est aussi vrai pour les Hutus. L’adhésion à un parti politique obéit aussi à ce type de reflexes. Même si certains n’adhèrent rien que pour positionner la bouche à la mamelle, quitte s’en détourner une fois dans l’isoloir électoral ou quand celle-ci ne donne plus rien. Tout le monde semble se complaire à cela. Il n’y a pas pire division que de telles manœuvres. C’est même une bombe à retardement.

Le non respect dans l’esprit et à la lettre de l’Accord d’Arusha pose donc problème. La mise en place de la CVR avant celle d’enquête judiciaire en pose aussi un. Une réflexion à ce propos est aussi nécessaire. Sinon il y a risque de mettre la charrue devant le bœuf. En plus des missions de la CVR lui assignée par l’Accord, cette dernière est aussi une instance de recours pour certains arrêts de la commission d’enquête judiciaire et du Tribunal. L’Accord est clair là-dessus : "tous les recours et appels concernant les assassinats et les procès politiques seront introduits auprès de la Commission nationale pour la vérité et la réconciliation". D’où viendraient les recours si ce ne sont des juridictions différentes de la CVR ? Dans le cas où nos préoccupations sont fondées, qui donc pourra demander au Conseil de sécurité la misse en place de cette commission judiciaire d’enquête ? Une impasse est prévisible.