Marie-Louise Sibazuri porte un regard d'artiste-militante sur le Burundi
Société

La Libre Belgique, 22 septembre 2013

Marie-Louise Sibazuri : "La culture est l'âme d'un peuple"

Valentine Van Vyve

 Move With Africa - Premier volet de notre série "Regards d'Afrique" avec Marie-Louise Sibazuri, l'une des artistes les plus connues du Burundi. Conteuse, chanteuse, romancière, poète et metteur en scène, militante pour la paix et les droits des femmes, elle partage sa vision de l'Afrique et plus particulièrement du Burundi. Entretien.

Marie-Louise Sibazuri aime parler -et parle bien- de son pays : le Burundi. Le regard qu'elle porte sur lui est celui d'une artiste. Son regard est également celui d'une militante pour la paix et le droit des femmes, dont le « rôle central n'est reconnu qu'implicitement par la société ». Au lendemain de la décennie de violences qu'a connu le pays (et la région, suivant le battement d'aile d'un papillon), cette femme de 53 ans brasse un panorama de l'Afrique au travers de ses cultures, de ses identités, des enseignements de l'Histoire. Et lève un coin du voile sur son rêve pour l'Afrique...

Votre parcours est riche, multiple. Comment le décririez-vous ?

Depuis que je suis toute petite, je baigne dans la culture. Ma mère me lisait des contes, mes grandes sœurs dansaient au clair de lune la nuit tombée, mon frère adorait chanter. Voilà comment je suis rentrée dans le milieu culturel. Je suis depuis toujours passionnée par l'humain et par les personnes  qui n'arrivent pas à trouver un espace pour s'exprimer. Ce besoin de servir de voix au sans-voix est à la source de ma passion.

Vous vivez entre le Burundi et la Belgique. En tant qu’expatriée, quel regard portez-vous sur votre pays d’origine ?

Le Burundi est un pays pauvre au niveau matériel et fragile, instable. Il faut prendre conscience de cette fragilité et se montrer vigilent pour que les raisons qui ont fait basculer le pays dans les violences ethniques (entre 1990 et 2006 Ndlr) ne se reproduisent plus. Pour cela, il faut prôner le dialogue et non les armes dans la résolution des conflits. D'un autre côté, le pays est riche humainement, riche de sa culture.

Pour vous, quel est le rôle de la culture ? Peut-elle changer les choses ?

Elle est fondamentale dans la mesure où c'est elle qui distingue les peuples les uns des autres. L'économie, l'agriculture peuvent être plus ou moins identiques, mais la culture est l'âme d'un peuple et constitue sa plus grande richesse. Rassembler les cultures et vous aurez une mosaïque colorée.

La culture peut-elle aussi rassembler au-delà des différences ?

Elle distingue mais ne divise pas. On dit que « c'est quand l'on sait qui on est qu'on peut savoir où l'on va ». La culture donne une identité. On gagne d'ailleurs toujours à côtoyer celle de l'autre. Si il y a une chose que l'on peut amener au concert des nations, c'est bien celle-là.

Que représente l’écriture dans une société de tradition orale comme le Burundi ?

Il est fondamental d'écrire pour laisser des traces, pour que certaines réalités et richesses ne se perdent pas avec le temps. Je me bats pour que les gens écrivent. C'est une façon de transmettre l'essence de ce que l'on est.

Quel est le rôle de l’écrivain ?

Les écrivains ont la responsabilité de dénoncer ce qui brime l'humanité des autres, ce qui entrave leur liberté. Tous les moyens sont bons... pour autant que l'on respecte la vie. Soyons courageux oui, mais pas téméraires !

Un débat sur la liberté d’expression au sens large est apparu au Burundi suite à la promulgation de la loi sur la presse. Vous sentez-vous libre de dire ce que vous avez à dire ?

Cette liberté est une question de choix. Il faut pouvoir assumer les risques que l'on prend en usant de sa liberté d'expression. L'art permet de le faire de manière moins frontale.

Y a-t-il des tabous dans la société burundaise ?

On parle difficilement de tout ce qui à trait à la sexualité. Il faut y aller avec doigté. La corruption aussi, est encore un sujet relativement tabou.

La politique, la religion, la corruption. Ces sujets étaient abordés dans votre feuilleton radiophonique ("Le voisin, c’est d’abord lui la famille").

Il n'y a pas de sujets que l'on ne peut aborder. On redémarrera d'ailleurs les 104 épisodes annuels, basés cette fois sur le respect des droits humains.

Vous militez d'ailleurs en faveur de la paix et du droit des femmes. De quelle manière ?

Par l'écriture d'abord. Mais aussi via le mouvement associatif. La sensibilisation de leurs droits et de leurs devoirs ainsi que de ceux de leurs enfants est primordiale. Elle concerne des choses élémentaires comme les soins de santé, l'accès à l'éducation des filles, la répartition des tâches ménagères de manière plus équilibrée entre la fille et le garçon. Les mères, qui ont toujours vécu ces situations, les transmettent instinctivement à leurs filles. C'est un combat de faire comprendre à ces femmes qu'elles ont un rôle à jouer pour que la situation change.

Quel est le rôle de la femme africaine ?

Elle est l'élément central du foyer, au four et au moulin : elle gère le foyer et l'éducation des enfants comme les récoltes. Tout passe par elle. La société burundaise le reconnaît... implicitement ! L'adage dit que « l'homme qui loupe le tournant dans le choix de la femme n'ira jamais loin ». C'est un peu comme on dit ici que « derrière chaque homme politique, il faut chercher la femme » ! Les hommes ne le reconnaissent pas publiquement mais ils sont conscients du rôle essentiel et même décisionnel des femmes. En société par contre, ils diront toujours « je ». « La poule ne peut pas pousser de cocorico quand le coq est là ! » Je dis toujours que cet adage ne rime à rien car même en sa présence, elle ne le fait pas... et ne s'en formalise d'ailleurs pas.

Vous avez été professeur de lettre à Bujumbura. A quoi ressemble la vie d’un prof au Burundi ?

L'enseignement met en contact avec des humains. Il vous pousse quotidiennement à la vigilance; de vos propres comportements, de vos propres capacités à transmettre et à vous montrer curieux, à vous renouveler et à vous enrichir intellectuellement. Malheureusement, la guerre a mené à certains égards à des déstructurations, à des comportements agressifs.

Quel est l’état de l’accès à l’éducation au Burundi aujourd’hui ?

Le gouvernement a mis en place l'enseignement primaire pour tous. Tous les enfants qui le désirent peuvent aller à l'école. Le boom que cela a provoqué chez élèves n'a pas été suivi par l'augmentation du nombre de professeurs, si bien qu'ils se retrouvent parfois avec des classes de 100 élèves pour un salaire dérisoire. La qualité de l'enseignement est donc loin d'être garantie... La précarité inhérente à la plupart des familles empêche la poursuite de la scolarité.

Pourtant, l'avenir du pays passe par l'éducation de cette jeunesse.

Effectivement. Mais malgré la construction récente d'universités privées, il subsiste le problème de l'emploi. Même les jeunes diplômés ne parviennent pas à trouver du travail. L'accès au crédit est lui-aussi difficile, ce qui empêche toute initiative.

Vous avez passé du temps dans les camps de réfugiés en Tanzanie. Quelle image en gardez-vous, 10 ans plus tard ?

Je me rappelle du choc ressenti la première fois que j'y ai mis les pieds. Je ne m'attendais pas à voir ces minuscules tentes agglutinées les unes à côté des autres. Déstabilisant ! Voir tous ces gens attendre que la paix reviennent, désabusés et sans espoir. Mais je rentrais chez moi animé d'encore plus d'énergie et de volonté d'agir pour la paix.

La guerre civile au Burundi n’est pas si loin dans le temps. Est-elle encore vive dans les mémoires ?

L'impact de la guerre est toujours présent. La grande précarité en est encore le résultat : le système agricole, les récoltes, la sécurité alimentaire, la gestion des réfugiés qui ont du mal à se réinsérer dans le système. Les meurs ont aussi été modifiés : la sexualité débridée conséquente à la grande promiscuité des camps influence les comportements. Nous vivons encore les maux issus de la guerre.

Vous craignez le retour des violences ?

Même si l'on espère avoir appris de l'Histoire, ces craintes sont palpables. Par contre, cela ne dépend pas uniquement de nous mais d'un contexte géopolitique. Les frontières sont poreuses. Nous avons donc besoin de stabilité au niveau régional. Un rien suffit pour que tout bascule.

Quels sont les défis de l'Afrique ?

Le plus grand défi est celui de la bonne gouvernance. Elle est le socle sur lequel peut se construire le reste : la cohésion sociale, la diminution de la corruption, la paix, la volonté de la population de s'investir dans le développement de son pays, de créer. On doit se demander comment l'on peut « servir d'abord » plutôt que de « se servir »  d'un gâteau quasi absent. Le souci des dirigeants pour le peuple qu'ils représentent est primordial si l'on veut fixer des priorités en terme de santé et d'éducation. Ils ont le devoir de voir plus loin...La précarité dans laquelle vivent la plupart des Burundais ne le leur permet pas. Servons-nous à cet égard de l'expérience des autres...

Justement, quelle est la place de l'Europe en Afrique ?

Elle est ambiguë... Alors qu'elle a servi d'exemple, son influence est amoindrie au profit de l'Asie et de la Chine en particulier. Au Burundi, les gens se demandent si la coopération avec l'Europe est vraiment la meilleure... Ne peut-elle pas être plus dynamique ?

On entend les critiques venues de l'Occident à l'égard de la Chine : elle investi à tour de bras sans respecter les droits humains ou du travail et sans utiliser systématiquement la main d’œuvre locale...

Les priorités de l'Europe ne sont pas toujours en adéquation avec celle du pays partenaire. Les critiques à l'égard de la Chine sont à relativiser. Les routes qu'elle construit permettent le désenclavement de certaines zones rurales. Certes, ce n'est pas idéal mais... C'est un pas en avant vers le développement du pays.

Et dans 30 ans, comment voyez-vous l'Afrique ?

Si je devais rêver l'Afrique... Elle serait unie, à réseaux, en symbiose. Je rêve que l'Afrique de l'Ouest soit forte et que l'Afrique de l'Est soit devenue, à travers de la Communauté Est Africaine, un ensemble palpable. Que l'on puisse circuler sans peur. Que l'on puisse investir. Dans mon Afrique rêvée, le fléau de la corruption aurait disparu, les droits fondamentaux seraient respectés. Les maladies endémiques auraient fortement baissé. Les gens seraient heureux d'y vivre en envisageant un avenir...

Et puis il y a l'Afrique telle que je la raisonne. Celle-là mettra plus de 30 ans à parvenir à rendre mon rêve réalité car le continent a besoin de plus de moyens physiques, humains et matériels. Mais en 30 années, elle aura pu parcourir déjà un bout de chemin.