Ntwenga : "Témoignage du 30 juin à Usumbura et du 1er juillet 1962 à Bujumbura"
Opinion

@rib News, 01/07/2009

Témoignage du 30 juin à Usumbura (Urundi) et du 1er juillet 1962 à Bujumbura (Burundi)

TRANSMISSION DE MEMOIRE ET CONTRIBUTION A LA COMMISSION VERITE

Rose Ntwenga, Montpellier (France), le 30 juin 2009

Dès la veille de l’indépendance du Burundi en 1962, les violences emboîtent le pas sur le cours des faits politiques et sociaux.

Le 30 juin 1962, six mois après l’assassinat de quatre syndicalistes à Kamenge[1], mon père, Venant Ntwenga, syndicaliste chrétien, prenait l’avion pour la Belgique. Ce déplacement en urgence se passait la veille d’un jour historique, l’indépendance du Burundi, proclamée le 1er  juillet. D’autres syndicalistes chrétiens ont connu cet exil forcé la veille de l’indépendance du Burundi : Patrice Mayondo, Tite Vyagusa, Maurice Kirotane, Lucien Nahimana, Jean Birihanyuma, Emmanuel Nigane et Léon Manwangari. Certains sont allés vers le Rwanda d’autres vers la capitale belge comme mon père.

Pendant toutes ces années de ma vie, mon souvenir plaçait ces deux faits, bien distincts et très éloignés dans le temps.

A ma grande surprise, lorsque, des années après, mon amnésie d’évocation se dissipant sans prévenir, je réalisais que le départ pour l’Europe et la cérémonie des festivités de l’indépendance n’étaient séparés que de 24 heures.

Le choc le plus important pour moi est de réaliser, aujourd’hui, que depuis le 30 juin 1962, mon  père avait vécu pourchassé, trahi, malmené. Et, il nous avait fait protéger sans que mon frère, ma sœur et moi soyons conscients un seul instant des énergies déployées à cet effet.

Pour lui, depuis cette date, il avait entamé une véritable descente aux enfers.

Pendant les dix années suivantes, mon père s’était débattu énergiquement. Comme pour la plupart d’autres Bâtisseurs, il avait eu beau rebondir, changer de métier plusieurs fois, se renflouer financièrement, rien ne lui avait été épargné.

Les dénigrements, les fausses accusations, les emprisonnements, suivis de libérations accompagnées de récits sur les humiliations, les tortures, de soi-disant aveux…  avaient fini par presque casser sa réputation et son crédit d’homme.

J’avais vu et assisté à plusieurs scènes marquantes.

Cependant, il m’avait toujours manqué une explication claire et intelligible.

Ce n’est plus le cas aujourd’hui.

Le départ pour l’aéroport

Les images m’étaient revenues un peu plus distinctes sur les préparatifs pour le départ à l’aéroport. Je revoyais un monsieur[2] me prendre par la main et me conduire à la cuisine où des ombres étaient accroupies près de l’évier dans la pénombre.

Il leur avait dit : « - C’est sa fille, il faut qu’elle vous voit. »

L’une des ombres avait répondu : 

«  - Ce n’est pas la peine, nous serons là, à ton retour. »

Il avait dû sembler dubitatif, car tour à tour, les ombres avaient dit qu’elles seraient là.

Une autre voix dans une autre pièce avait répété en écho[3].

Puis, le monsieur avait dit :

« - C’est bon. Je rejoins son père et c’est le départ. »

Puis, mon souvenir était redevenu distinct, à l’aéroport. 

Dès que la voiture s’était  arrêtée, le monsieur avait dit à mon père : 

«  - C’est bon. Descend. Ici, ils n’y sont pas. »[4]  

Mon père avait pris les escaliers, suivi des paroles encourageantes du monsieur. Ma mère avait pris Valère à califourchon sur sa hanche. Le monsieur nous avait tenues par la main, ma sœur Honorata et moi.

Je me souvenais de mon père, qui sans se retourner, avait dit à ma mère de ne pas pleurer. Une dame blanche, en robe mi-mollet et coiffée d’un haut chignon à nos côtés, sanglotait.

Le monsieur s’était arrêté de marcher. Il avait dit en direction de mon père :

« - Ca y est, c’est ici ! Je distrais les enfants. Il ne faut pas qu’ils se rendent compte de ton départ. N’oublies pas quand tu vas arriver là bas de la saluer. »[5]

Il s’était baissé pour être à notre hauteur. Il nous avait rapprochées Honorata et moi.

« - Regardez mes mains, les filles. »

Il avait fait un tour.

Et à ma mère, il avait dit :

« - C’est  ainsi que nous allons retourner à la voiture. » 

Je  m’étais souvenue de  ce retour de l’aéroport en voiture.

Ce devait être en fin d’après-midi.

Je voyais défiler à toute vitesse de grands arbres et les rayons de soleil passer au travers. Quand je n’avais plus vu le soleil passer à travers les arbres, j’avais entendu le monsieur crier de joie et s’exclamer :

« - Ils sont là ! »[6]

Il était vivement descendu de voiture. Il nous avait fait tous sortir. Méthodiquement, il avait fermé la voiture.

Il nous avait dit d’attendre près de la voiture. A pas lents, il s’était avancé vers le poteau situé à l’angle de la maison. Sans forcer,  il  avait crié.

« - Vous pouvez sortir. C’est moi ! »[7]

Personne n’avait  répondu ; personne n’était sorti.

« - Je vous dis que c’est moi. Vous n’avez plus rien à faire, il est parti. »[8]

Un groupe d’hommes était sorti.

Le monsieur était revenu vers nous près de la voiture. Mais, il avait constaté que les hommes étaient restés groupés en essaim.

« - Je vous répète que votre travail est terminé ! »

Après avoir bien observé  l’essaim, il avait demandé où était « l’autre ».

Sans trop élever la voix, il avait dit :

«  - Sors. Je sais que tu es là. 

      Je te connais : 

    - Sors ! »

Au bout de quelques instants, un autre homme était sorti, accompagné d’une autre personne. Le monsieur avait sourit.

« - D’où sort cet individu ? Tu m’épateras toujours. »

« - Eh oui, je suis pisteur. L’individu a été le premier arrivé sur les lieux. C’est le dernier à les quitter!

C’est lui « l’acrobate ». Il s’emboîte parfaitement dans toutes ces décisions.»

A ce moment, ma mère avait demandé que les clés lui soient rendues.

«  - Quelles clés ? »

La maison était ouverte, les clés à leur place habituelle.

Ma mère avait tremblé d’entendre cette réponse. Je l’avais vu s’agiter, Valère, à califourchon sur ses hanches.

Je l’avais entendue dire à ce monsieur :

« - Mais qu’est que je fais de ces enfants ? »

Le monsieur lui avait répondu :

« - Ce sont tes enfants ! »

La soirée après l’aéroport s’était déroulée en compagnie d’autres personnes qui parlaient de partir très tôt le lendemain à l’intérieur du pays.

Toujours dans mon souvenir, l’absence de mon père durait longtemps.

Mais, elle ne suscitait pas d’inquiétude.

Le lendemain, ma mère et Mwalimu Proba[9] m’avaient dit de garder la maison et les enfants. Nous habitions à l’Ocaf Quartier 5 au 135-136. Catherine, la voisine auxiliaire de santé, avait laissé son enfant aussi. Elles étaient parties toutes les trois au stade pour les festivités de l’indépendance. Revenues à pied, je n’avais pas eu l’impression qu’elles aient assisté à une manifestation extraordinaire. Catherine, l’auxiliaire de santé était même dépitée.

Son enfant avait mouillé sa culotte. 

Il aurait fallu la changer depuis un moment. Mwalimu Proba et ma mère avaient remarqué que l’indépendance n’y changeait rien.

En effet, les campagnes de propagande pour la promotion de l’indépendance avaient promis que ce jour là, serait le plus beau de tous. 

Car, après ce jour d’acquisition, il n’y aurait plus de fausse note !

En l’absence du Chef de famille, l’autorité du Tuteur prime.

C’est Daniel qui s’en était chargé.

Dire qu’il s’en est chargé, était un bien grand mot. Il passait demander à maman si tout allait bien.

Ma mère n’avait besoin de rien.

Daniel demandait les clés de la voiture. Il soulevait le capot, plongeait une tige, regardait. Il montait dans la voiture, essayait le volant et faisait tourner le moteur quelques instants. Parfois, il faisait un tour avec la voiture. Ensuite, il rendait les clés à ma mère, ou bien, disait les garder sur lui.

Au bout d’un nombre incalculable de fois, mon bulletin hebdomadaire était toujours rendu non-signé à la maîtresse.

J’en profitais pour exposer à Daniel mon problème.

Quand il passait, tout allait bien à la maison, sauf pour moi. Cette fois-ci, la maîtresse avait demandé un  bulletin en ordre.

Daniel m’avait répondu qu’il n’était pas mon père.

Sœur Mémoire[10], la directrice de l’école Stella Matutina,  n’avait pas sollicité la signature du tuteur.

Rentrée scolaire 1962 - 1963

Je ne me souvenais pas du premier jour de classe alors que mon père était en Europe. Cependant, l’expression du visage du père de Mbegeti, l’exilé rwandais, m’était revenue parfaitement précise.

Avec fermeté, il expliquait à ma mère, son droit de s’introduire dans la maison s’occuper du linge des enfants. En effet, durant toute l’absence de mon père, il emmenait le linge chez lui, le ramenait propre et repassé. Le matin, il m’attendait sur mon chemin vers l’arrêt du bus pour vérifier l’état de son travail. Aux passants, il se présentait.

« - Je suis celui qui repasse ses habits. »

De façon ostentatoire, prenant le public à témoin, il se félicitait de son travail.

Ma mère en avait eu assez de le voir se diriger vers le panier à linge sans rien lui demander.

« - Pourquoi fais-tu tout ce travail pour quelqu’un qui ne reviendra pas ?

« - C’est mon travail de nettoyer et repasser les habits. Je fais fonction de « lavandière» [qu’il prononçait « lavadère »].

Par contre, en ce qui concerne ton mari, c’est le genre de personne qui revient toujours.» 

Epilogue du départ du 30 juin 1962

Puis, un jour, le salon s’était rempli de gens.

Mon père était revenu.

Il parlait beaucoup. Les gens lui posaient des questions.

Il racontait.

Une photo où il posait fièrement à côté d’une bétonnière et d’un autre monsieur hilare qui fuyait l’objectif, passait de main en main.

Je revoyais la  réaction déçue des gens.

- Ils vous ont fait ramasser les cailloux, avaient-ils commenté !

- Eh, oui, le travail, c’est la dignité ! Complétait mon père.

Le travail était dur.

Et, il faisait de plus en plus froid, avait-t-il expliqué.

Il avait sorti deux paires de gants que les visiteurs se passaient de main en main avec curiosité.

Pour eux, un gant d’hiver molletonné était une étonnante découverte.

Mai 1972 – juin 2009, une photo.[11] !

La photo ci-après a été  prise par les Dames de Marie en juin 1963.

Rose Ntwenga à l’Ecole primaire Stella Matutina

Cette photo ainsi que l’entièreté des biens de mon père ont été saisis le 1 ou le 2 mai 1972.

Une partie des documents personnels ont été rendus à maman (Marcelline Ndikumana) au moment des mesures dites « d’Amnisties de 1974 ».

Il a fallu insister pour l’avoir en main en août 1989 peu avant mon départ pour la France.

En cette fin d’année scolaire 1962-1963 à l’Ecole primaire Stella Matutina,  l’institutrice avait demandé d’écrire les paroles du chant final :

« Nous l’avons bâtie, la chère maison, ces leçons recueillies, nous nous en souviendrons. »

Honneur aux Bâtisseurs !

Rose Ntwenga.

Montpellier

Le 30 juin 2009.


 [1] Extrait (…) M. J. Nduwabike, S . Ndinzurwaha, .S. Ntawumenyakaziri et J. Bavura, ont été tués dans Usumbura.
Según los querellantes, estos asesinatos realizados por miembros de la juventud del Partido Uprona habrían sido cometidos por instigación de las autoridades. Selon les plaignants, ces assassinats perpétrés par des membres de la Jeunesse de l'Uprona ont été commis à l'instigation des autorités.  (…)

Source : voir sur le site de l’agence onusienne, le Bureau international du travail (BIT) http://www.ilo.org/ilolex le document No. (ilolex): 031966085282 : Cas(s) No(s). 282 et 401, Rapport No. 85 (Burundi): Plainte contre le gouvernement de Burundi présentée par Confédération internationale des syndicats chrétiens; Union panafricaine des travailleurs croyants

Extrait (…) Au début du mois de janvier 1962, les syndicats chrétiens avaient organisé un congrès dans les locaux du Collège du Saint-Esprit à Bujumbura au cours duquel  ils avaient condamné sévèrement les provocations et l’attitude revancharde de la JNR. (…)

Source : Augustin Nsanze. Le Burundi contemporain. L’Etat-nation en question (1956-2002) Ed. L’Harmattan

[2] Daniel Mpfanuguhora, mon tuteur. Il est dépositaire des «  Défenseurs aux pieds nus » et des « Retranchés ».

Il est originaire d’ Isale ou Rushubi. au lieu dit « Ugeze ku muchungwa  uba uhageze » dans la province actuelle de Bujumbura Rural.

Les voisins congoman du secteur C. de Kamenge l’avaient surnommé Likoke ( Tilapia).

A cette date du 30 juin 1962, il louait un appartement dans le même petit immeuble que le Pélican Bar Ngagara dans le quartier 5 de l’Ocaf. Il était employé de la Banque de Crédit de Bujumbura ( B.C.B).

Aux autres dépositaires de compléter.

[3] Comme dans le crédo des « Défenseurs aux pieds nus » : - Tuzohaba, Tuzohakubera …

[4] C’est bon. Sohoka. Aha siho bari

[5] Erega naha ! Abana ntibakeneye kumenya ko ugiye. Ngire ndabazubaze. Niwashika ntiwibagire kumuramutsa.

[6] Niho bari

[7] Ni jewe. Murashobora gusohoka

[8] Ndababwiye ko ari jewe.  Akazi kaheze. Yamaze kugenda. Yagiye !

[9] Parenté de maman. Leurs pères respectifs sont cousins.

[10] Sœur Marguerite-Marie Hamal de la congrégation des Dames de Marie

[11] Honneur à l’esprit et aux valeurs de « bâtisseur » que nous ont transmis, chacun à sa façon et avec sa culture, nos parents disparus, les  Bâtisseurs, les « Hutu des années 60 » (certains avec leurs femmes Tutsi) et les Dames de Marie, nos éducatrices et enseignantes.