Le Soir, 17/05/2023 Les archives coloniales en disent long sur le sort réservé aux métis du Congo, du Rwanda et du Burundi Au nom de cinq victimes qui vont en appel, les équipes d’avocats menées par Me Michèle Hirsch mettent à nu la manière dont l’autorité coloniale belge enleva à leur milieu les enfants métis.
Rue du Houblon, au siège des Archives générales du Royaume, les avocats, poursuivant leurs recherches, ont trouvé un amoncellement de boîtes contenant des documents en vrac, que les archivistes s’emploient désormais à classer avec patience et dévouement. Il s’agit entre autres de circulaires officielles émanant des autorités coloniales de l’époque, de directives émanant du ministre des Colonies… On lit ainsi qu’en août 1957 (trois ans avant l’indépendance du Congo…), un administrateur territorial, F.A.J. Verbeeck, porte à la connaissance de trois missions, catholiques et protestante, situées dans la province de l’Equateur, que « les autorités supérieures désirent voir soustraire les enfants mulâtres en bas âge à l’influence de leur milieu coutumier et les placer sous tutelle de la Colonie ». Le fonctionnaire reconnaît que les missions n’acceptent les enfants qu’à partir de l’âge de 6-7 ans, mais il sollicite un accord de principe pour que des enfants plus jeunes soient admis. Ce qui signifie que, d’autorité, des enfants en bas âge étaient arrachés à leurs mères congolaises et confiés à des institutions religieuses. Cette décision de « placer » des enfants métis, mulâtres comme on disait à l’époque, n’était pas prise « pour leur bien » : il s’agissait de couper leurs liens avec la famille africaine (c’est pourquoi ils étaient souvent envoyés à des centaines de kilomètres de leur lieu d’origine). Ils étaient souvent tenus dans l’ignorance de l’identité de leur père européen et recevaient une éducation minimale, coupés des jeunes Congolais de leur génération. Certains de ces enfants étaient aimés de leurs tuteurs religieux, d’autres pas : une lettre adressée au « gouverneur général du Ruanda-Urundi » par un jeune métis vivant dans une institution religieuse de Byimana au Rwanda assure que « nous, mulâtres, nous sommes traités comme des bêtes. Il y a ceux que l’on aime et ceux que l’on n‘aime pas, les uns reçoivent des chaussures, les autres pas, lors des vacances certains élèves sont emmenés, d’autres pas. Nous, nous restons, on a brûlé nos chaussures et nous marchons pieds nus… » Même si l’Etat colonial attribue une subvention aux institutions qui accueillent les enfants métis, les religieux tentent de « caser » rapidement leurs pupilles : dès la fin de l’adolescence de ces derniers, ils organisent des mariages précoces, entre métis, afin d’éviter les « mélanges ». La politique de la colonie, exprimée dès 1913 par le gouverneur de l’époque Joseph Pholien (qui deviendra Premier ministre), est très claire : « Les métis pourraient mettre en péril l’avenir même des entreprises coloniales (…), un élément qui peut devenir très vite dangereux et il importe de chercher à en diminuer le nombre. (…) Aucun remède n’est assez radical pour éviter la création de métis. » Jusqu’en 1960, l’autorité territoriale belge, au Congo et dans les territoires sous tutelle, Rwanda et Burundi, demeurera fidèle à cette doctrine : les enfants métis doivent être identifiés et recensés dès leur naissance, tenus dans l’ignorance de l’identité de leur père et enlevés le plus tôt possible à leurs maman africaines (comme les congrégations religieuses souhaitent que les enfants déposés chez eux soient sevrés et capables de marcher, l’enlèvement a généralement lieu entre 3 et 6 ans). Les liens avec la famille d’origine sont rompus : l’Etat colonial devient le tuteur des enfants et pour dérouter d’éventuelles recherches menées par la famille, les pistes sont brouillées, les dates falsifiées. Jusqu’aujourd’hui, la consultation des archives apparaît comme un parcours du combattant… Après la Deuxième Guerre mondiale, alors qu’en 1948, le Tribunal de Nuremberg s’appuyant sur la victoire des Alliés a clairement défini la notion de « crime contre l’humanité » et condamné les déportations, les persécutions sur des bases raciales, politiques ou religieuses, la politique coloniale belge à l’égard des métis demeure inchangée. Plus que jamais, les « mulâtres » sont considérés comme un danger potentiel menaçant l’ordre de la colonie sinon la race blanche elle-même, leur « goutte de sang blanc » étant supposée leur donner un plus grand potentiel de révolte ! Jusqu’en 1960, le « Recueil à l’usage des fonctionnaires et des agents du service territorial » (Rufast) ordonne aux fonctionnaires belges de rechercher les enfants métis jusque dans les villages les plus reculés et de les soustraire à leurs familles. Le chercheur Assoumani Budagwa (le premier à consacrer au sujet une recherche exhaustive) relève que, jusqu’en 1960, l’arrivée de métis en Belgique est quasiment impossible et que c’est presque de force que, depuis le couvent de Save au Rwanda, une religieuse, sœur Lutgardis, réussira à persuader Bruxelles d’envoyer un avion pour évacuer les enfants métis qu’elle jugeait en danger : « J’ai dû menacer de révéler les noms de leurs pères belges », confiera-t-elle bien plus tard… Quant à Me Hirsch, elle relève aussi que dans la Belgique de 1960, un accord tacite fut conclu entre le gouvernement et les parquets généraux afin de permettre aux femmes blanches qui revenaient du Congo et avaient été victimes de viols lors des troubles de l’indépendance de pratiquer l’avortement, ce qui était alors considéré comme un crime. Il s’agissait, là encore, d’empêcher la naissance d’enfants métis et le roi Baudouin ne s’opposa pas à cette mesure d’urgence. Par Colette Braeckman Journaliste au service Monde |