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VRT, 04 oct. 2025 Voir, entendre mais ne pas se taire : pourquoi la VRT a choisi de couvrir le Mondial de cyclisme au Rwanda Les médailles ont été attribuées, les vélos rangés et les hôtels de Kigali se sont vidés. Mais que reste-t-il de ces Mondiaux de cyclisme controversés, organisés pour la première fois en Afrique, du 21 au 28 septembre au Rwanda ? Au-delà des podiums et des performances sportives, cette compétition a soulevé de nombreuses questions.
Notre collègue Katrien Vanderschoot, spécialiste de l’Afrique à la VRT, était sur place. Elle a couvert l’événement, mais s’est également intéressée à ce qui se passait en dehors du parcours : l’ambiance dans la capitale, la perception de la population locale, et les enjeux politiques et économiques qui se cachent derrière ces championnats. "Sur une étagère de ma bibliothèque se trouve mon tout premier souvenir du Rwanda, rapporté après mon premier voyage là-bas, en 1993", explique Katrien Vanderschoot. Trois gorilles, placés les uns à côté des autres, qui sont la version rwandaise des trois singes : "ne rien entendre, ne rien voir, ne rien dire". Ils offrent une métaphore éloquente pour mettre de l’ordre dans quelques réflexions. Le Rwanda est, depuis que je le connais, un pays où beaucoup de choses demeurent cachées — aussi bien par le régime que par ses habitants.
Organiser un Mondial de cyclisme dans un pays comme le Rwanda, c’est risquer de se tromper d’image, qu’on soit organisateur, cycliste ou commentateur. Quant à moi, malgré les années passées à le connaître, j’éprouve encore la difficulté de mettre la vérité à nu. Mais j’ai eu l’occasion de m’y rendre pour écouter et observer — et c’est pourquoi, cette fois, je ne me tairai pas. Entendre Un groupe de jeunes hommes discute à une station-service, à une quinzaine de kilomètres du centre de Kigali. Lorsque je leur demande qui est leur coureur favori pour le Mondial, ils me regardent, étonnés. Je insiste. "Vous connaissez Remco Evenepoel ?" Encore un silence. Un autre jeune homme, qui transporte du lait à vélo, reprend le discours officiel : "C’est un honneur pour mon pays d’organiser un tel championnat." Une rengaine que l’on entend sur toutes les radios et qui figure dans le discours officiel du président Kagame et de son parti au pouvoir depuis 1994, le Front patriotique rwandais. Un pays peut bien sûr mettre en avant une première, comme ce premier Mondial de cyclisme sur le sol africain. L’an dernier, j’ai pu suivre de près les Jeux olympiques à Paris, et le patriotisme y était aussi palpable. Mais sur les flancs des collines de Kigali, ce sont surtout les percussions des tambours traditionnels qui dominaient l’ambiance ; la frénésie du cyclisme était presque absente. Les jeunes hommes que nous avons rencontrés à la périphérie de la ville n’avaient pas le temps de s’intéresser à ce Mondial : ils devaient partir travailler à vélo pour avoir de quoi manger le soir venu. Ne rien entendre Avant et pendant mon voyage au Rwanda, j’ai tenté à plusieurs reprises d’obtenir une interview avec les porte-parole ou responsables de l’UCI, l’Union cycliste internationale. Sans succès. Le ministère rwandais des Sports n’a pas non plus répondu à ma demande d’entretien avec la ministre Nelly Mukazayire. J’aurais pourtant aimé lui poser quelques questions, en tant qu’ancienne vice‑PDG de la très influente Rwanda Development Board, l’agence qui gère les investissements majeurs dans le tourisme, le sport et les infrastructures. Enfin, le co‑organisateur belge du championnat, Golazo, a également refusé mes demandes d’interview. Dommage. Lorsqu’un gouvernement et les instances concernées refusent de livrer leur version des faits, cela déclenche chez moi un signal d’alerte. Si l’on n’a rien à cacher, pourquoi se taire et ne pas partager son point de vue ? En adoptant cette attitude, les protagonistes se privent d’une réponse et d’une couverture nuancée. Un État qui souhaite montrer au monde qu’il est capable d’organiser un grand événement sportif — ce qui est compréhensible — n’a certainement aucun intérêt à se couper du monde. Voir Pendant que les cyclistes s’entraînaient sur le parcours fermé, nous slalomions nous-mêmes pour contourner les obstacles. Nous gravissions et descendions les nombreuses collines de Kigali, une ville qui, à mes yeux, est devenue méconnaissable et résolument moderne au fil des années. À travers les images diffusées par les caméras et les hélicoptères, les spectateurs voyaient exactement ce que le pays souhaitait leur montrer : le "Singapour de l’Afrique". Des rues impeccables, sans poussière, plastique ni autre déchet. Des chantiers et des panneaux publicitaires vantant hôtels de luxe et immeubles résidentiels. Des quartiers sociaux ayant remplacé les anciens bidonvilles. Parfois, des vues du lac Kivu, des plantations de thé et de riz, des routes à deux voies, et des monuments commémoratifs du génocide de 1994. Mais nous nous sommes aussi aventurés hors du grand spectacle, loin du regard que commentateurs, équipes cyclistes et touristes ramèneront chez eux. Direction le sud, jusqu’au village de Mugogwe. Là, nous avons rencontré des femmes qui avaient connu la malnutrition infantile et qui partageaient aujourd’hui leur expérience au sein d’un groupe d’entraide. N’est-il pas paradoxal que le gouvernement rwandais mette en avant des soins primaires et des hôpitaux de référence pour les patients étrangers, alors que la malnutrition persiste dans le pays ? Ne rien voir Au moment de décoller à Brussels Airport, mon collègue de la VRT Stijn Vercruysse n’a pas été autorisé à embarquer. Les autorités rwandaises lui ont interdit l’entrée sur leur territoire. Aucune explication officielle n’a éré donnée, mais tout laisse à penser que cette décision est liée à ses reportages critiques réalisés plus tôt cette année à Bukavu, de l’autre côté de la frontière avec la République démocratique du Congo. Une région désormais passée sous le contrôle total des rebelles du M23 et de leur branche politique, l’AFC. Selon plusieurs rapports des Nations unies, Kigali soutient activement ces rebelles et déploie même ses propres soldats sur le terrain. C’était aussi une expérience étrange : impossible d’aller constater le conflit de l’autre côté de la frontière. Ici, côté rwandais, on célébrait la fête du cyclisme ; là-bas, en RDC, la souffrance restait cachée aux yeux du monde. Se taire Les Rwandais, de nature, parlent peu. Dans ce petit pays enclavé, où les équilibres de pouvoir peuvent basculer du jour au lendemain, la discrétion est devenue une règle de survie. La Belgique, qui avait hérité de l’administration du Rwanda après la défaite allemande de 1918, a tour à tour soutenu les Tutsis puis les Hutus. L’histoire s’est écrite dans le sang : massacres ethniques, guerres civiles, exodes massifs, jusqu’au génocide de 1994 qui a fait près d’un million de morts. Depuis son arrivée au pouvoir cette année-là, le président Paul Kagame a rebâti le pays. Avec des résultats indéniables : lutte contre la corruption, amélioration du bien-être social, sécurité retrouvée. Mais ce redressement a eu un prix : le silence. La liberté de parole est étroitement surveillée, et ceux qui osent la dépasser s’exposent à l’exil ou à la répression. Dans ce contexte, le silence du monde du cyclisme interpelle. Fédérations, équipes, organisateurs, Union cycliste internationale : tous ont choisi de fermer les yeux et de se taire. Ils connaissaient pourtant la réalité politique du Rwanda. Ce silence est un choix, certes, mais il est aussi profondément hypocrite. Les droits humains sont universels. On a interdit aux athlètes russes de participer aux Jeux olympiques après l’invasion de l’Ukraine. Pourquoi ne pas appliquer la même logique au Rwanda, qui intervient militairement dans l’est du Congo ? Les arguments sur d’anciennes frontières ne tiennent pas : les pays africains ont solennellement accepté de respecter les limites héritées de la décolonisation. Ne pas se taire Nous, nous avons choisi de ne pas nous taire. De raconter, avec nuance, la complexité du Rwanda. Depuis Kigali comme depuis Bruxelles. C’est notre rôle de journalistes : ne pas juger mais chercher à comprendre. Ne pas noircir ni embellir, mais éclairer. Car le cyclisme est un sport magnifique, et il est vrai que le Rwanda avec ses collines offre un cadre exceptionnel pour ce sport. Mais, qu’on le veuille ou non — et malgré les dénégations de l’UCI — cette mission m’a une fois de plus rappelé une évidence : Le sport et la politique, qu’on le veuille ou non, restent étroitement liés. Katrien Vanderschoot, Eric Steffens
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