@rib News, 30/10/08 Rétablir la vérité des faits. Transmission de mémoire au nom de Gilbert Ntiryica, TEMOIGNAGE & CONTRIBUTION A LA COMMISSION VERITE Rose Ntwenga, le 29 octobre 2008 L’homme le plus influent du « club des Bâtisseurs » s’appelait Zacharie Ntiryica. En 1960, c’est un des leaders du parti UPRONA aux côtés du prince Louis Rwagasore. En 1963, il sera un des ministres importants du premier gouvernement de Pierre Ngendandumwe. Son fils Gilbert, de mon groupe d’âge, a disparu, hélas, très tôt. Les « gardiens de la mémoire » m’ont transmis quelques éléments de la vie de son père dans le souci impérieux de rétablir en son nom la vérité. L’histoire de « la caisse de machettes » collée à son nom est un montage. C’est une rumeur bien ficelée par les concepteurs du génocide de 1972 afin d’anéantir toute défense ou tout soutien légitime. Cette rumeur reste jusqu’aujourd’hui colportée par des écrits. Adulte, je me suis retrouvée à la fois, l’une des dépositaires de la mémoire de Zacharie Ntiryica et à mon tour, poursuivie sans relâche par cette rumeur. Etre du même groupe d’âge que Gilbert signifiait qu’en cas de malheur, nous devions être en mesure de raconter le travail et les décisions pris par nos parents respectifs. Personne ne réalise à quel point, nos parents Hutu ont été malmenés, pourchassés sans répit, jusqu’au bout de leur vie.
En dix ans, ils ont, individuellement et collectivement, connu, injustement à plusieurs reprises la prison. Ils ont été poussés à la ruine sociale et économique. Des dénigrements constants ont accompagné tous leurs faits et gestes. Chacune de leurs initiatives (de la simple organisation de la cellule familiale à un simple rassemblement de causerie sur la tradition ou d’autres échanges,…) a été l’objet d’une perturbation sur le moment aussi incompréhensible qu’acharnée. Au moment du génocide de 1972, je connaissais à peine Gilbert. Entre 1963 et 1974, nous nous sommes vus seulement à deux ou trois reprises en présence de nos parents respectifs et leurs amis. 18 juin 1963, OCAF au 135-136 quartier 5 Je me souviens : Un jour à midi, quelques personnes étaient dans le séjour. Mon père nous avait dit de retarder le moment de passer à table. La silhouette haute de Zacharie Ntiryica avait fait son entrée théâtrale. D’un geste ample comme pour mimer la hauteur d’une mascotte à tenir dans le creux du bras, il avait dit : - Vous voyez, ce que j’ai obtenu pour vous ! A peine assis, il s’était adressé à l’une des personnes présentes, probablement Nègre-Fûté. - Un comptoir, avait répondu la personne d’une voix timide. Zacharie avait donné une mention Bien à la personne qui venait d’exposer son projet. Il interrogeait chacun. Le tour de mon père était arrivé : - Je fabriquerai des briques. Zacharie l’avait coupé. - Venansi, arrête de te salir les mains ! Mon père avait assuré que ses mains ne se saliraient pas : - L’avenir de Bujumbura, c’est l’immobilier, avait-il dit. La ville va se construire, avait-il poursuivi. Tout le monde aura besoin de briques. Zacharie n’était pas très convaincu par l’idée d’une briqueterie, persuadé que lui et ses amis ne vivraient plus à Kamenge. - Possible, avait dit mon père. C’est notre quartier. C’est de là que nous venons. C’est de là que nous sommes devenus ce que nous sommes aujourd’hui. Et Zacharie d’ajouter : - J’ai appris que vous avez tenu à viabiliser le quartier de Kamenge. Vous y avez porté l’éclairage. Tous les adultes avaient parlé à Zacharie avec respect, admiration et légère crainte, soucieux de lui plaire. Ils me faisaient penser un peu, à l’attitude que les écoliers prenaient en classe, à l’école Stella Matutina, quand était attendue la visite de sœur Lutgardis, la directrice. 1963, quelques jours plus tard, au même endroit Un autre midi, Zacharie était en même temps que nous dans le salon. Mon père était arrivé peu après. - A mon tour, Zacharie, de te parler, avait dit mon père. Tu as beau être mon ministre, j’ai quelques observations à présenter. Je te suis reconnaissant de m’avoir nommé directeur général, mais franchement, je n’accepte pas l’idée de te savoir ne pas être propriétaire de ton logement. « Venansi, je suis ministre. Je dirige ! J’ai des droits et d’autres choses (que l’enfant témoin ne comprenait pas). Je fais partie de la classe dirigeante » Mon père lui avait demandé ce qu’il ferait en cas de démission forcée de ses fonctions. Zacharie était confiant. En cas de changement, il serait nommé à un autre ministère. - Tu es sûr ? Moi, j’estime que mon ministre, tout dirigeant qu’il est, doit être propriétaire de son logement. Le ministre avait protesté. - Zacharie, tu m’écoutes. Je t’ai acheté une maison à Kamenge. Je l’ai achetée à un congoman qui a décidé de rentrer dans son pays. Elle est en matériaux semi-durables. Elle est située à l’entrée du quartier, la statue de la Sainte Vierge, à côté. Toi, qui adore prier. Zacharie avait accepté les papiers et les clés, pas de mauvaise grâce, mais l’air dubitatif, de quelqu’un qui accepte un objet futile ou un gadget obsolète. 1964, Office des cités africaines (OCAF) au 135-136. Un autre jour au petit matin, le téléphone avait sonné. Ensommeillée, j’avais compris que mon père avait été répondre. J’avais été entièrement réveillée par Joséphine, qui rapidement levée, aussi, demandait à haute voix la provenance de l’appel. Mon père avait cité un nom, que je n’avais pas entendu. C’était une des connaissances ou des parentés de Joséphine. Elle était presque de mauvaise humeur. « Pourquoi cet appel si matinal ? Les enfants dorment encore. » Mon père était tout agité. La personne l’invitait à aller voir. Un fait inouï s’était produit. Contrariée de si bonne heure, Joséphine avait demandé d’attendre qu’il fasse vraiment jour. Mon père était déjà dans les suites à donner à l’appel. L’interlocuteur avait suggéré de se rendre sur les lieux, à plusieurs, de préférence avec ses amis. Le déplacement valait la peine, promettait l’interlocuteur. Ils en seraient agréablement surpris. Une histoire de pari… Je m’étais rendormie, pas longtemps. A l’arrêt du bus, j’avais vu mon père au volant de sa Volkswagen avec trois autres personnes dont je ne saurais dire exactement le nom. Cependant l’homme assis à ses côtés, portait un ample boubou, d’un orange foncé aux rayures noires. Surtout, son chapeau dans le même tissu se rabattait sur le côté. Celui-là avait retenu mon attention. Ce devait être Zacharie Ntiryica. Ils étaient passés tout près de l’arrêt du bus scolaire. A mon avis, ils étaient bizarres. Ils n’étaient pas véritablement contents, pas joyeux non plus. Manifestement, les passagers de cette voiture étaient submergés par des émotions, dont personne, à part eux-mêmes pouvaient expliquer le déclenchement. Cette voiture était pleine d’animation et d’agitation. Ils n’étaient pas dans leur état normal à cette heure du début de matinée. Le téléphone du matin prenait tout son sens. La personne à l‘autre bout du fil invitait mon père et ses amis à aller voir où avait eu lieu l’accident de voiture du prince Ignace Kamatari. C’était le début d’ennuis inextricables. Le salon avait été envahi par des gens apparemment de la connaissance de Joséphine, venus faire une pré-enquête. L’atmosphère semblait presque amicale. Cependant, ils avaient fouillé la maison et posé plusieurs questions. En réalité, le déroulement de la rencontre devenait un interrogatoire à domicile. Finalement, la procédure de fouille et d’interrogatoire n’avait rien donné. Puis, l’un des messieurs avait déchiré une feuille tirée de la série d’enveloppes rectangulaires retirées chaque semaine de la poste. Quelque chose d’anormal à ses yeux était écrit dessus. Mon père avait fait remarquer que cette feuille ne constituait pas une preuve contre lui. Le monsieur avait préféré l’emmener malgré tout. L’arrestation de Zacharie, mon père, le gendarme Mahembe, Anaclet Burundi et bien d’autres personnes avait eu lieu. 1964, le procès « Kamatari » Effectivement, le procès lié à l’accident du prince Ignace Kamatari prenait une autre allure. Les détenus, avaient été libérés une première fois, facilement dégagés d’une grossière accusation. Il avait été prouvé qu’à leur arrivée sur les lieux, le prince était déjà mort depuis quelques heures et qu’ils n’avaient rien à voir avec cet accident. Aussitôt, les accusateurs avaient trouvé une autre charge contre eux. Après que les accusations d’embuscade soient vite démontées, les mêmes détenus se retrouvaient auteurs d’un complot contre la vie du prince. Un moment pénible les attendait. Entre-temps, le Roi, Mwami Mwambutsa IV avait désigné son conseiller juridique au palais, Maître Simonian, pour s’occuper de la défense des détenus. Ce dernier avait proposé une confrontation avec les jeunes par qui venaient les accusations. Malgré l’acquittement retentissant, Zacharie Ntiryica sortira brisé par les fausses accusations et les mauvais traitements subis au cours de l’incarcération. Il perdait son poste de ministre et se retrouvait relégué à s’occuper des cantonniers. Le déménagement de la villa de fonction s’était organisé de manière à l’humilier encore plus. Il avait vécu ce retour à la Cité d’origine (Kamenge) comme une catastrophe. Il ne se voyait pas vivre de débrouillardise pleine d’inventivité dans le brouhaha joyeux des voisins congoman. Le 28 novembre 1966, l’avènement de la première république consacre la tradition orale François Shishikaye est nommé chef de zone de la Cité de Kamenge. Il ne sait ni lire ni écrire. Il avait à ses côtés un adjoint très discret qui rédigeait tous les papiers administratifs. Il lui faisait deux lectures à haute voix. François Shishikaye posait des questions. Ensuite, il apposait au bas de la page une signature, c'est-à-dire, un croquis simple à exécuter et reconnaissable. Cité de Kamenge en 1970 ou 1971 Un jour en rentrant au Lycée en fin de week-end, alors que j’étais à hauteur de la maison du chauffeur de bus Mamera au secteur B, quelqu’un avait traversé la rue. Il était venu à ma rencontre. C’était Zacharie Ntiryica. La dernière fois que je l’avais vu, c’était à l’époque de sa nomination en juin 1963 comme ministre des travaux publics. Il avait gardé son allure d’homme flamboyant, le port élégant, les gestes posément amples. Lui, aussi, avait son côté, « je suis un héros ». « - J’ai appris que tu suivais bien le Lycée. Je te félicite.» Encore un qui me parle de mes études ; j’étais déjà sur mes gardes. « - Je t’envoie dire à ton père que je m’excuse. De toi, il entendra. C’est lui qui avait raison. Tu le lui diras, s’il te plait, je compte sur toi. Tu te souviens, quand il a acheté la maison pour moi. Tu étais là, tu te souviens. Heureusement, qu’il m’a forcé à accepter. J’ai eu juste le temps d’installer le point d’eau. Je m’excuse. C’est lui qui avait raison, tu le lui diras. Surtout, n’oublie pas.» Mai 1972, Kamenge secteur A n° 1 C’est le domicile de Zacharie Ntiryica mais aussi le lieu de rassemblement de tous les cantonniers du ministère des Travaux Publics. Pour une meilleure répartition du matériel et des destinations pour le nettoyage des routes, des autres espaces urbains … plusieurs outils, pioches, pelles et des machettes étaient entreposés chez lui. Depuis des années, la distribution des outils de travail se déroulait ainsi. Certains cantonniers provenaient des environs. Son arrestation s’était organisée comme suit : Quelqu’un était venu expliquer aux voisins et à sa famille la ressemblance des machettes des cantonniers avec celles utilisées par les rebelles zaïrois dans les provinces de Bururi et de Makamba dans les derniers jours du mois d’avril et début mai 1972. Sa femme était comme « entrée en transes » et s’était mise à tempêter en prenant à témoin les voisins. Zacharie, imperturbable et théâtral avait tempéré ses gesticulations par : « Femme, tais toi. La machette est un instrument aratoire ou agraire ». Du coup, l’attention s’était portée sur lui. Cette scène avait fait le tour du quartier. Ses fonctions passées au gouvernement et au parti UPRONA avaient été rappelées. Et, la désignée « collusion avec les rebelles zaïrois » s’était fondée sur des observations anodines et des ragots destinés d’avance à nuire, à coup sûr. Je ne sais pas quel jour Zacharie avait été arrêté. (vraisemblablement, vers la fin du mois de mai 72.) Gilbert Ntiryica disparaît en 1974. Après le constat d’un décès « naturel », aussitôt, un gardien de la mémoire était venu me prévenir. - Gilbert n’est plus. Désormais, c’est la « Dispersion ». Il m’avait dicté quelques recommandations à suivre notamment celle de ne pas aller me recueillir ni dans la famille Ntiryica, ni à l’église ni avec les autres adolescents du groupe d’âge. Plusieurs plans étaient prêts dans le but de nous détruire à chaque occasion de rassemblement de toute nature. Mars 1993, message des « gardiens de la mémoire » J’étais mal à l’aise et fatiguée à l’idée de replonger dans le passé. Octobre 2007, France Le prix Médicis de littérature est décerné à Jean Hatzfeld pour -La saison des Antilopes- Le lendemain de la remise du prix, une personne de confiance m’a proposé de m’offrir un exemplaire. J’étais très étonnée par cette suggestion. Une nouvelle fois encore, depuis la disparition de Gilbert Ntiryica, «la caisse de machettes» a fait le tour des esprits et des reproches. L’utilisation de machettes lors du génocide au Rwanda en 1994 a réactivé et renforcé la rumeur initiale, la doublant d’un amalgame éhonté. Les assassins Hutu rwandais de mai 1994 « c’est comme » les Hutu du Burundi. Cette affirmation adroitement instillée dans l’esprit de la personne de bonne foi a fait mal au moral. A plusieurs reprises, déjà, j’avais été la cible d’insinuations liées à cette rumeur de ‘la caisse de machettes ». Mon père étant lié à Zacharie Ntiryica, n’est-ce pas, « - Qui se ressemble, s’assemble. » ! Je n’avais pas mesuré entièrement l’étendue des condamnations du 8 mai 1972. « -Méfiez-vous de vos amis car vos ennemis, vous les connaissez. C’est par eux que passeront tous les désagréments et les agressions en toute quiétude. ». Je n’y avais pas cru. J’ai eu une pensée de reconnaissance pour « les gardiens de la mémoire », qui m’avaient obligé à écouter tous les détails des récits insoutenables… - Vous aurez à vous défendre mutuellement, disaient-ils. Ils avaient encaissé mes insultes sans broncher. Tous ce que les autres survivants avaient appris en deux mois, pour moi, ils avaient patienté deux ans. (Tinya ingene bizovugwa hanyuma) (Tinya) Puis, j’ai pensé à Gilbert, le premier à souffrir, en tant que témoin direct de la nième machination contre son père. Cette « caisse de machettes », » qu’avait-elle de particulier ? C’est comme si des jambes avaient poussé lui permettant de marcher. Il ne reconnaissait pas sa mère, aussi. Gilbert en était peiné. Il s’était retrouvé dans l’incapacité de trouver des mots exacts à formuler à sa mère. Qu’avait-elle à tempêter comme les voisins congoman ? Prudents, tous les voisins s’étaient rapidement questionnés. Alors, que la machette est un outil rudimentaire de cuisine dans la Cité, que se prêtaient facilement les voisins pour couper la tête du capitaine (un poisson du lac Tanganyika), aucune blessure n’avait jamais été signalée. Son maniement était maîtrisé par l’ensemble des utilisatrices et utilisateurs. Pour ne pas servir de prétextes d’arrestation, toutes les machettes artisanales avaient été enfouies dans la terre. Montpellier, le 29 octobre 2008 Au nom de Gilbert Ntiryica, je demande que les faits soient rétablis dans la vérité. Entre-temps, je rappelle que quelques uns des membres du parti UPRONA au moment de la victoire aux élections de 1961, avaient ordonné des violences contre les membres des familles des opposants politiques perdants. Zacharie Ntiryica, qui n’est pas de ceux-là, n’est pas non plus le personnage si mal dépeint et jeté à tous les reproches de la terre. La Commission Vérité aura à faire la lumière sur les différentes machinations et à réhabiliter dans leurs droits et leur dignité tous ceux qui ont été injustement accusés. Afin que leurs enfants, descendants, ayants-droits ne vivent plus poursuivis et lésés pour des motifs crées de toute pièces. Montpellier, le 29 octobre 2008 Rose Ntwenga.
(…) des stocks de machettes, (…). Elles auraient ensuite été distribuées dans le pays, notamment par les soins de Zacharie Ntiryica, chef des travaux sur la route Bujumbura – Nyanza-lac (154) (154) Ancien ministre (hutu) des Travaux publics en 1963-1964 dans le premier gouvernement Ngendandumwe. Extraits de la page 117 de « Burundi 1972, au bord des génocides », de Jean Pierre Chrétien et Jean François Dupaquier, édition L’Harmattan, 2008. |