« Les Justes du Rwanda », ces Hutu qui ont refusé le génocide des Tutsi
Afrique

Le Monde, 18 juillet 2021

Durant le génocide rwandais de 1994, nombre de Justes refusent l’injonction gouvernementale d’éliminer ceux que les extrémistes appellent les « cafards ». Luc Lagun-Bouchet en a rencontré trois, qui ont sauvé des vies au Rwanda en 1994, au péril de la leur.

Les Justes sont de retour. En ces temps de remontée de l’antisémitisme, deux documentaires ont récemment rappelé que le concept de « Juste parmi les nations », créé pour commémorer la Shoah, relève de l’universalisme. Après les Turcs qui sauvèrent des milliers d’Arméniens en 1915, voici les Hutu qui ne se résignèrent pas à voir exterminer leurs concitoyens tutsi, en 1994, au Rwanda.

Le reportage, mené par le journaliste de France Télévisions Luc Lagun-Bouchet, en a déniché trois. Ils racontent leur histoire en mots simples. « Je voyais bien que les personnes qu’on tuait étaient des êtres humains, des personnes innocentes, dit Joséphine Dusabimana, qui tenait un bar à Kibuye, au bord du lac Kivu. Moi, j’ai choisi de les aider, avec la force de Dieu. Et si on m’attrapait avec eux, on partirait ensemble. » « C’était comme se sacrifier en entrant dans une maison en feu pour sauver quelqu’un des flammes », résume Froduald Karuhije, ouvrier agricole dans le village de Shyogwe. Damas Gisimba, directeur d’un orphelinat qui accueillait, à l’époque, 65 enfants à Kigali, soupire : « Même un bébé, quand on le découvrait on le tuait avec toute sa familleJ’ai pris les enfants, puis les familles. Je ne pouvais pas séparer les mamans et leurs petits. »

« Prêt à mourir avec eux »

Ces trois Hutu, qui ont rivalisé d’ingéniosité pour tromper la surveillance des milices, parlent avec le ton de l’évidence. « Les tueurs étaient enthousiastes, motivés. Ce n’était plus des hommes… [Un silence.] Ils étaient devenus… des hyènes », dit Joséphine. Elle recueillera une douzaine de Tutsi dans sa maison, dont Thomas, 10 ans, qui a vu toute sa famille tuée dans l’église où elle s’était réfugiée et qui cherchait « juste à survivre, ne serait-ce qu’un jour de plus », dit-il aujourd’hui.

Froduald met, lui, à profit son expérience de paysan : « J’ai construit un trou comme une maison. Je l’ai recouvert de branches et de terre, puis j’ai cultivé par-dessus. » Il va y cacher dix-neuf personnes. « J’étais prêt à mourir avec eux », ajoute ce père de cinq enfants, dont la femme était enceinte du sixième. A Kigali, Damas Gisimba tente de raisonner les miliciens suspicieux en leur disant que, parmi les orphelins, il pouvait y avoir des cousins à eux… Il sauvera 325 enfants et 80 adultes.

« Quand nous avons commencé notre recherche, nous pensions qu’à peu près tous les Hutu avaient été, d’une façon ou d’une autre, des bourreaux, que ce soit par l’usage de la machette ou par celui de la dénonciation, observe le professeur Kahichema, qui a coordonné la seule étude universitaire locale (et partielle) sur le sujet. Mais nous avons finalement constaté qu’il y avait bien plus de gens altruistes que nous ne l’avions imaginé. » Son équipe a recensé 270 Justes sur seulement un dixième du territoire du pays.

Au Rwanda, rappelle Joséphine, tout le monde avait grandi dans l’idée qu’il faudrait un jour se débarrasser des « cafards » : « Ils n’avaient pas seulement les militaires à leurs trousses, ils avaient toute la population. Si tu en cachais un, on t’ordonnait de le tuer et, ensuite, on te tuait. C’était comme une loi. » Elle a préféré « suivre l’exemple de [sa] mère », qui, vingt ans plus tôt, avait déjà tendu la main à des Tutsi persécutés, et dont la maison avait été brûlée pour ça en 1973 – « j’ai forcément pensé à ça ».

La modestie des trois Justes retrouvés par Luc Lagun-Bouchet est impressionnante. Ils sont encore regardés de travers par nombre de compatriotes hutu, voire par des Tutsi – comme le sont encore certains Justes turcs par des Arméniens dont ils ont pourtant sauvé les aïeux. Froduald n’en a cure : « Quand quelque chose est bon, il faut en parler, comme ça les gens feront la même chose dans les mêmes circonstances. » Quant aux Tutsi, « parfois, c’est difficile de raconter cette histoire, dit Pierre, l’un de ceux qu’a sauvés Joséphine. Je suis heureux parce que je suis vivant, mais je me sens mal pour ceux qui ont perdu la vie sans raison ». La culpabilité du survivant, autre syndrome universel.

Par Pascal Galinier