Francine, seule au monde
Sports

La Presse, 31 juillet 2021

 (TOKYO) Francine Niyonsaba venait d’accomplir un bel exploit. Elle avait buché. Elle avait raison d’être fière.

Elle a remporté la médaille d’argent au 800 m à Rio, en 2016. Mais selon les nouvelles règles hormonales de la Fédération internationale d’athlétisme, elle n’a plus le droit de courir toute distance entre 400 m et 1 mile – à moins de prendre des hormones ou de se faire opérer. Cela s’appelle « hyperandrogénie » : une production hors normes de testostérone pour une femme. En clair, elle a l’air d’un homme. Mais c’est une femme.

Le podium complet de Rio au 800 m féminin, mené par Caster Semenya, était composé de trois femmes « hyperandrogènes ». Toutes sont barrées du 800 m.

Mais pas du 5000 m, considéré comme une course de fond, où cet « avantage » biologique joue moins.

Caster Semenya a tenté de se qualifier pour l’Afrique du Sud, mais n’est pas même passée près.

Le premier exploit de Niyonsaba, c’est d’avoir réussi le passage au 5000 m.

Vendredi, au Stade olympique de Tokyo, elle a fait mieux : elle a terminé quatrième de sa série et pensait avoir son billet pour la finale.

Nous étions trois ou quatre journalistes à l’attendre.

« Je veux être un symbole, pour moi ça veut dire beaucoup, a-t-elle dit. Je veux inspirer des petites filles qui sont comme moi, surtout en Afrique, et ailleurs dans le monde. Je suis si contente d’être ici. La course a été difficile. Je me suis battue pour être en avant. Mais j’aime les défis. »

Je me suis rendu compte que personne ne lui avait dit qu’elle venait d’être disqualifiée. Un pas à l’intérieur de la piste, de l’autre côté de la bordure.

« Mais… vous avez été disqualifiée… lui ai-je dit.

— Quoi ? »

Elle s’est retournée. Elle a regardé l’écran. Son nom n’était plus au quatrième rang. Il avait dégringolé, avec la mention infamante : DQ. Disqualifiée.

« Oh, mon Dieu… Oh… »

Silence.

« Vous souvenez-vous de ce qui s’est passé ? a demandé un collègue.

— Non ! C’est quoi… Oh, non… Je suis désolée… »

Elle est partie, catastrophée.

Je l’ai retrouvée quelques minutes plus tard, tentant d’expliquer à un responsable japonais à moitié bilingue qu’elle voulait contester la décision. Le Japonais ne comprenait pas trop.

« Je suis seule… Où est mon manager ? Ça ne se peut pas… », disait-elle.

Le Japonais a finalement accompagné l’athlète dans le stade, et je ne l’ai jamais revue.

***

On pensera ce qu’on voudra de l’« avantage indu » de cet accident de la biologie. On pensera ce qu’on voudra des règles de l’athlétisme international – des règles qui ont fluctué, et qui comportent leur part d’arbitraire, avec des lignes qui bougent de Jeux en Jeux.

Un fait demeure : cette femme n’a pas choisi d’avoir ce corps. Elle ne peut pas courir avec les hommes. Elle ne peut pas courir avec les femmes – sauf avec cette sorte de dopage hormonal inversé assez violent ou, pire encore, une opération.

Elle n’a nulle part où aller dans le sport. Ah, oui, si vous voulez, allez au 5000 m et plus – très rares sont les athlètes capables d’exceller sur des distances aussi différentes.

Et elle dit : OK, je vais le faire. Elle n’a pas atteint le niveau d’élite qu’elle a connu au 800 m. Mais en assez peu de temps, elle s’est muée en coureuse de fond, avec un standard olympique en poche.

Et vendredi, avec ses longues tresses blondes, elle venait joyeusement d’atteindre la finale, avec les meilleures au monde. Elle courrait au sommet à nouveau. Elle avait un « message » à livrer au monde…

Mais encore une fois, elle se retrouve à l’écart. On n’a même pas pris la peine de l’en informer en sortant du stade. L’équipe du Burundi compte quatre athlètes, tous sports confondus, et un entourage limité. Ils n’étaient pas là pour elle.

« Avec tout ce qu’elle a vécu, franchement, ils auraient pu la laisser passer, m’a glissé un collègue français.

— Nous, on l’aurait laissée, et c’est pour ça qu’on n’est pas arbitres », ai-je répondu.

Elle aura encore sa chance au 10 000 m, où elle a aussi réussi contre toute attente à faire le standard olympique.

Faudra veiller à rester à l’intérieur de la piste.

En même temps, c’est un peu l’histoire de sa vie, dépasser les bornes…

ERRATUM—Semenya n’a pas le record du monde du 800 m, il appartient plutôt à la Tchèque Jarmila Kratochvílová. Par ailleurs, dans mon texte sur Simone Biles, il fallait plutôt lire que le médecin de l’équipe de gymnastique américaine s’appelle Larry Nassar. Par ailleurs, Bishop-Nriagu n'a pas terminé 5e, mais 30e à Londres. Mes excuses.