Burundi : il y a 33 ans, Ntega et Marangara
Opinion

La Libre Afrique29 septembre 2021

Opinion - Par Gaston Nteziriba. 

Dans la nuit du 14 au 15 août 1988, des massacres ont ensanglanté Ntega et Maraganra, au nord du Burundi, faisant de nombreux morts et blessés parmi les villageois tutsis. L’intervention de l’armée pour rétablir l’ordre a ensuite occasionné encore plus de victimes parmi les villageois hutus.

Ces événements ont provoqué la fuite de dizaines de milliers de personnes vers le Rwanda voisin, tandis que d’autres se terraient dans les marais ou trouvaient refuge dans les communes voisines. Le drame a fait, pendant des semaines, la « Une » des médias, mais la gestion de l’après-crise a été l’objet d’une moindre attention alors que ses bénéfices ont été remarquables.

Depuis 1966, l’armée dite « monoethnique tutsie » a monopolisé le pouvoir au Burundi. Le 3 septembre 1987, lorsque le major Pierre Buyoya a renversé le président Jean-Baptiste Bagaza, c’était la troisième fois que l’armée opérait un coup d’État; à chaque fois, les Hutus avaient été exclus du pouvoir. C’est dans la violence qu’ils ont revendiqué leur désir de liberté en 1988.

Dès son accession au pouvoir, le major Buyoya a fait face à l’apparition de tensions ethniques dans le pays: des réunions nocturnes, des distributions de tracts, des actes de désobéissance civile et des appels à la rébellion se sont multipliés. Cette défiance à l’encontre de l’autorité de l’État a été marquée dans certaines communes des provinces de Ngozi et Kirundo. Elle a révélé l’existence de groupuscules maintenant la population sous pression. La suite est hélas connue: des massacres de grande ampleur contre des familles tutsies à Ntega dans la nuit du 14 au 15 août, puis à Marangara à partir du 16, suivis d’une réaction violente de l’armée à compter du 17 août. En portant secours aux villageois tutsis, cette dernière a écrasé la révolte dans le sang et s’est rendue coupable de massacres visant exclusivement des Hutus des deux communes en flammes. Le calme n’a été rétabli qu’au prix d’une incroyable brutalité.

Incontestablement, il y a eu un avant et un après Ntega-Marangara. Cette crise a réveillé les consciences des Burundais hantés par les massacres des Tutsis et les représailles féroces du pouvoir militaire contre les Hutus qui s’étaient déroulés en 1972. Le jeune régime de Buyoya va alors surprendre en 1988, en faisant montre d’un sens de l’État inégalé: l’une des décisions les plus brillantes de la gestion de la crise d’août a été la création d’une entité spéciale, le « Secteur administratif de Ntega-Marangara », le 8 septembre 1988. J’en ai été nommé dirigeant le jour même, et le suis resté jusqu’en 1991. Comme peu de publications ont rapporté les résultats de cette constitution administrative ad hoc, je voudrais en rappeler ici la portée. En effet, si les communes de Ntega et Marangara ont produit pour le pays des médecins, des ingénieurs, des enseignants, des agronomes, des commerçants ou des agriculteurs sûrs d’eux, c’est en partie grâce à la décision de créer ce Secteur administratif que cela a été possible.

Cette administration spéciale a été chargée d’accompagner le retour à la paix dans la région en y assurant la sécurité, en coordonnant les actions d’aide aux sinistrés, en supervisant la relance des activités économiques et sociales et en facilitant la réintégration des rapatriés spontanés ou de ceux rentrés sous les auspices du Haut-Commissariat des Nations unies pour les Réfugiés (HCR). Elle a permis de protéger, nourrir et soigner les sinistrés et a remis la région sur les rails du progrès par des investissements massifs. Le pouvoir a su tirer les leçons du drame pour opérer des changements positifs dans un environnement dévasté.

La création du Secteur administratif de Ntega-Marangara a été un acte fort, traduisant une volonté étatique claire d’aider les populations affectées à se reconstruire. Cette posture a constitué une première dans l’histoire du Burundi. En effet, le régime en place au moment des massacres de 1972 avait couvert d’une chape de plomb leur déroulement et la période suivante: il n’y avait pas eu de reconstruction des maisons détruites, pas d’aide humanitaire, pas de restitution des biens confisqués… En 1972, malgré des pertes humaines d’une ampleur inégalée et des spoliations massives ayant visé une grande frange de la population hutue, aucune tentative de réparation du tissu social déchiré n’avait été amorcée. Le président Bagaza, qui avait mis fin à cette 1re République coupable, n’a ensuite pas fait mieux…

En dehors des moyens fournis par l’État, le Secteur administratif a aussi bénéficié d’un énorme élan de solidarité. À l’échelle du pays, des milliers d’anonymes ont envoyé des dons et les Églises catholiques et protestantes, comme la communauté musulmane du pays, ont fourni des aides d’urgence. À l’échelle internationale aussi, un appui substantiel a été fourni par les partenaires du Burundi.

C’est ainsi que les besoins essentiels des victimes et des sinistrés ont été couverts. En moins d’un an, tous les déplacés et la plupart des réfugiés partis au Rwanda avaient regagné leur colline d’origine. Le nouveau pouvoir, avec ses partenaires, avait inauguré une nouvelle façon de gouverner. Il avait placé les citoyens au centre de ses préoccupations, les invitant à participer aux prises de décisions et faisant de l’équité et de la justice les moteurs de l’action socio-économique et politique.

Les ruptures dans les modes de gouvernance inspirées par les événements de Ntega-Marangara ont concerné la question des réfugiés, et introduit l’idée que la réforme des forces armées était indispensable, sans qu’hélas cette dernière ne soit suivie d’effets.

De tous les conflits antérieurs à la crise de 1988, la tragédie de 1972 a été de loin celle qui a produit le plus grand nombre de réfugiés burundais, dont la majorité a trouvé asile en Tanzanie. En juillet 1963, le Burundi avait déjà ratifié la Convention de Genève relative au statut international des réfugiés (1951), et en octobre 1975, il avait aussi ratifié celle de l’Organisation de l’unité africaine régissant les problèmes spécifiques des réfugiés sur le continent (1969). En clair, l’État burundais disposait dès le milieu des années 1970 de tout l’arsenal juridique nécessaire pour conduire un processus de rapatriement volontaire des réfugiés issus de la crise de 1972 et des précédentes en suivant les règles, et procéder à leur réintégration juridique, sociale et économique. Mais cela n’avait pas été fait à l’époque. En 1988, le gouvernement Buyoya a choisi se respecter les conventions internationales que l’État burundais avait signées et ratifiées.

Il s’agissait là d’un bon point pour le pouvoir burundais, mais la question de l’aggiornamento de l’armée est quant à elle malheureusement restée en suspens. Or, sans une réforme profonde des Forces armées burundaises, dans leur composition et leur doctrine en matière de maintien et de rétablissement de l’ordre public, une sérieuse hypothèque continuait de peser sur l’avenir du pays. Pendant les trois ans durant lesquels j’ai dirigé le Secteur administratif de Ntega-Marangara, les lignes ont bougé au Burundi : le Front pour la démocratie au Burundi, futur parti vainqueur des élections de 1993, avait déjà pignon sur rue ; la société civile s’organisait avec la constitution de ligues de défense des droits humains et la contestation sociale augmentait… Mais dans un pareil contexte, pouvait-on parier sur la pérennité des avancées politiques sans que l’armée, ou du moins ses quelques officiers faiseurs de rois, tout puissants depuis le renversement de la monarchie en 1966, ne soit l’objet d’une refonte fondamentale ? Cette question n’a pas été traitée à temps, hélas…

Mars 1991. Le Secteur administratif a un peu moins de 3 ans et bientôt, les communes de Ntega et Marangara vont retourner dans le giron de leurs provinces respectives de Kirundo et Ngozi. Durant la période où j’ai dirigé cette entité spéciale, ses habitants m’auront donné une belle leçon de vie: lorsque l’on tombe, on peut quand même se remettre debout et avancer. Hier livrés à une barbarie fratricide, ils ont pu reprendre une vie commune malgré les blessures vivaces. Pour certains Burundais, la paix n’avait pas de prix; pour d’autres, l’État avait accordé une prime aux criminels. Et si Ntega et Marangara avaient fait l’objet d’une attention soutenue pendant 3 ans, qu’en était-il du reste du pays, souffrant de blessures jamais guéries  de 1972 ou d’autres conflits ? L’accent avait été mis sur une seule entité alors que tout le pays aurait dû bénéficier de « soins intensifs » !

« Ce n’est pas parce que les choses sont difficiles que nous n’osons pas, mais parce que nous n’osons pas qu’elles sont difficiles », disait le stoïcien Sénèque. En fait, nous n’avons jamais osé, dans le passé comme maintenant, aller au bout des ruptures nécessaires à la réalisation d’une unité pérenne des Burundais…