Au Burundi, sans la carte du parti, “adieu veau, vache, cochon”
Société

Courrier International, 08 mai 2022 - Source African Arguments

Corruption - Le parti au pouvoir utilise les coopératives agricoles financées par l’État burundais pour recruter des membres obligés de s’encarter. Ce qui devait être une politique agraire ambitieuse et égalitaire s’avère un véritable instrument partisan de mise au pas de tout un pays.

Jean Niyangabo a 33 ans. Il avait commencé des études universitaires dans la capitale, Bujumbura. Mais, à court d’argent, il est rentré il y a quelques années dans sa ville natale, Muhuta, dans le sud-ouest du Burundi, pour y devenir fermier.

“J’avais très envie d’élever du petit bétail, mais je n’avais pas de capitaux.” Après avoir connu une série de déboires, Jean Niyangabo a finalement décidé de rejoindre la coopérative Sangwe locale. Comme les autres membres de l’association, il a reçu une chèvre d’une valeur d’environ 140 000 francs burundais [65 euros]. La chèvre a depuis mis au monde deux portées. Et Niyangabo compte bien continuer à agrandir son troupeau.

“Au Burundi, nous sommes très pauvres, nous devons travailler main dans la main pour nous développer, explique-t-il. Les coopératives Sangwe apportent de l’espoir à des millions de personnes sans travail. Elles vont nous aider à réaliser nos rêves.”

Une politique agraire en apparence égalitaire

Dans la province de Cibitoke, dans le nord-ouest du Burundi, Dieudonné Nzohabonayo, la quarantaine, se trouvait dans une situation similaire. Lui aussi a choisi de rejoindre une coopérative. Lui aussi a reçu du bétail – avant de se le faire confisquer quelques jours plus tard. “On m’a donné un cochon en récompense de mon travail pour la Sangwe, mais le représentant local du parti au pouvoir, le CNDD-FDD [le Conseil national pour la défense de la démocratie-Forces de défense de la démocratie, parti dominant dans le pays depuis 2005], me l’a repris”, confie-t-il.

Dieudonné Nzohabonayo, qui a sa carte dans un parti d’opposition, rapporte que le représentant lui a dit qu’il devait adhérer au parti du gouvernement pour profiter des avantages des coopératives Sangwe. Car ces avantages sont réservés aux membres fidèles du parti.

Dès son entrée en fonction, en juin 2020, le président Évariste Ndayishimiye a fait du développement économique une de ses grandes priorités. Après cinq années de troubles sanglants au Burundi, il a déclaré : “La guerre pour la paix est gagnée, à présent, nous devons remporter la guerre contre la pauvreté.” Ajoutant : “Chaque bouche doit avoir de la nourriture et chaque poche doit avoir de l’argent.”

Les coopératives Sangwe, créées en 2019 en remplacement des anciennes structures, font partie des outils déployés par le gouvernement pour atteindre cet objectif. Une entreprise associative a ouvert dans chacune des 3 200 “collines” du Burundi – les collines sont des subdivisions administratives burundaises de troisième niveau, après les communes et les provinces. Chacune d’elles a reçu un prêt de 10 millions de francs burundais [4 700 euros] pour commencer ses activités.

Elles visent à promouvoir une agriculture et un élevage durables dans un pays où 90 % de la population vit de ces secteurs. Elles ont aussi pour but de réduire le chômage, notamment chez les jeunes. Rappelons qu’au Burundi 63 % de la population a moins de 25 ans et 55 % des moins de 25 ans n’ont pas de travail.

Mainmise partisane

Cela dit, près de deux ans après l’investiture d’Évariste Ndayishimiye, beaucoup pointent du doigt le parti au pouvoir qui, selon eux, utilise ces structures pour recruter des membres. Aux dires des critiques, les réunions de ces associations se tiennent souvent dans les bureaux du CNDD-FDD et sont conduites par des personnes qui ont des liens avec le parti. D’aucuns se plaignent en outre de ne pas avoir eu le droit de bénéficier des activités des coopératives au motif qu’ils étaient membres de l’opposition.

“Nous espérions que tous les habitants d’une même localité pourraient en former une et que ses activités leur permettraient de résoudre certains problèmes, expose Moise Yamuremye, président de la Chambre transversale des jeunes entrepreneurs du Burundi. Ce n’est pas le cas. Les coopératives Sangwe sont devenues des biens aux mains du parti au pouvoir. Les gens sont même obligés de porter des badges du parti pour participer aux réunions.”

Gabriel Rufyiri, président de l’Observatoire de la lutte contre la corruption et les malversations économiques (Olucome), confirme qu’elles profitent de manière disproportionnée aux membres du CNDD-FDD alors qu’elles sont alimentées par l’argent public : “Elles sont financées par le gouvernement, grâce aux cotisations et aux impôts payés par l’ensemble de la population. Elles devraient bénéficier à tout le monde.”

De son côté, le gouvernement réfute ces accusations. Lors d’une réunion avec des responsables des coopératives Sangwe en novembre 2021, le porte-parole de l’Assemblée nationale, Gelase Daniel Ndabirabe, a insisté sur le fait que ces dernières “ne sont pas la propriété du parti CNDD-FDD, comme certains le croient”. Ajoutant : “C’est ce parti qui a eu l’idée de les créer, mais c’est le gouvernement du Burundi qui les a mises en place dans l’intérêt de tous les citoyens.”

Roger Ngabirano, de l’Agence nationale de promotion et de régulation des sociétés coopératives au Burundi, rejette lui aussi toute accusation de favoritisme. “Nous n’avons eu connaissance d’aucune plainte à ce propos, affirme-t-il. Je pense que ces accusations sont infondées, car les sociétés coopératives n’excluent personne.”

Sauf que de nombreux membres de l’opposition comme Jimmy Gatoto témoignent du contraire : l’accès aux activités des coopératives leur est interdit. “Je préfère ne pas participer aux activités des Sangwe pour ne pas trahir mon parti, le CNL [Congrès national pour la liberté]”, dit-il.

Les graines de la discorde

Sous maints aspects, l’arrivée du président Ndayishimiye en 2020 a marqué la fin d’une période sombre au Burundi. Au cours du dernier mandat de son prédécesseur, Pierre Nkurunziza, des centaines de dissidents ont été tués, plusieurs organes de presse ont été fermés et des centaines de milliers de personnes ont fui le pays. Ndayishimiye a mis un terme à ces politiques et instauré un système plus inclusif.

Cela étant, plusieurs analystes redoutent que les inégalités d’accès aux bénéfices économiques de ces sociétés et le manque de transparence de leur gestion ne menacent la toute jeune cohésion sociale. Ce qui pourrait avoir de dangereuses conséquences.

Le politologue Guillaume Ndayikengurutse rappelle que les gouvernements précédents aussi se sont servis des projets de développement comme instruments politiques. Et que le sentiment d’exclusion qui en a découlé constitue un des facteurs majeurs à l’origine des crises cycliques qu’a traversées le Burundi. “Les mêmes causes produisent les mêmes effets. Les personnes exclues chercheront à faire valoir leurs droits d’une manière ou d’une autre, comme cela a été le cas par le passé”, avertit le spécialiste.

Gabriel Rufyiri, de l’Observatoire de la lutte contre la corruption, partage cet avis : “Si nous voulons développer notre pays, le gouvernement doit assurer le partage équitable des richesses et des ressources, conformément à l’article 69 de la Constitution burundaise.” Et de conclure : “Si les coopératives Sangwe continuent d’être gérées comme elles le sont aujourd’hui, loin de le construire, elles vont détruire le pays.”

Lorraine Josiane Manishatse

Traduit de l’anglais

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