Rwanda : Colette Braeckman retrace les événements qui ont conduit au génocide
Afrique

RTBF25 févr. 2024

Et dieu dans tout ça ?

"Si j’avais écrit qu’on se dirigeait vers un génocide au Rwanda en 1994, on m’aurait traitée de folle", se souvient la journaliste Colette Braeckman

La grand reporter du journal Le Soir, Colette Braeckman, retrace depuis Kigali, la capitale du Rwanda, les événements qui ont conduit au génocide des Tutsis il y a trente ans. Elle est l’invitée de Pascal Claude dans Et dieu dans tout ça ?

“Lorsque je découvris le Rwanda pour la première fois en 1985, j’étais émerveillée. […] En 1989 encore, lorsque je gagnais Kigali (la capitale du Rwanda) après un bref voyage au Burundi, où j’avais assisté à des massacres commis dans le nord du pays, je n’avais pas changé d’avis : le Rwanda demeurait moins pire”, écrit la grand reporter du journal Le Soir, Colette Braeckman. Elle a assisté dans les années qui suivent à la montée des tensions qui ont conduit au génocide des Tutsis par les Hutus, en 1994.

Invitée de l’émission Et dieu dans tout ça ? depuis Kigali, où se déroule une Triennale d’art trente ans après le génocide, Colette Braeckman rappelle que ce passé est toujours vivace. Ainsi des charniers étaient encore découverts récemment. Mais pour elle, il faut “entrer dans l’intimité des familles en profondeur pour qu’elles acceptent de revenir sur le sujet. En avril, au moment de la commémoration officielle, les vannes s’ouvrent. Une fois par an, on a le droit de pleurer ses morts en public.”

Entretien avec la journaliste, qui cultive “des amitiés de 30 ans” au Rwanda.

Pourquoi dites-vous que le Rwanda était un pays plus stable que ses voisins dans les années 80 ?

Le Zaïre (Congo, ndlr) de Mobutu était gangrené par la corruption. Il y avait une répression très dure contre les opposants. Le Burundi était sur le point de basculer dans la violence interethnique. J’arrive au Rwanda, j’ai l’impression d’arriver presque au paradis, les apparences étaient celles d’un pays en paix. Il m’a fallu plusieurs jours pour comprendre que la peinture était fendillée.

Vous aviez d’ailleurs connaissance de conflits qui remontent à avant l’indépendance de 1962…

En Belgique, des réfugiés Tutsis d’origine rwandaise me racontaient les raisons de leur exil, pourquoi ils ne pouvaient pas rentrer, la destruction de leurs maisons… Déjà le franc rwandais avait été contraint de dévaluer : le niveau de vie a diminué de moitié en très peu de temps, provoquant un manque de confiance du peuple dans les autorités. Le régime est devenu plus répressif, et a tenté de protéger les gens les plus haut placés dans le régime. Le président Habyarimana, que j’avais interviewé en 1990, se renfrognait lorsque je le questionnais sur les réfugiés Tutsis. Je vois encore sa main me montrant les collines et les cultures de thé en disant : “Mais enfin madame, vous voyez bien qu’il n’y a pas de place au Rwanda.”

Avez-vous des regrets de ne pas avoir senti davantage les événements ?

En 89, j’ai écrit des textes un peu alarmistes dans Le Soir. Mais personne ne pouvait imaginer la dégringolade. Si j’avais écrit qu’on se dirigeait vers un génocide, on m’aurait traitée de folle. Le Rwanda était l’enfant modèle de la coopération belge, l’enfant chéri de la France et de l’Eglise catholique. On ne m’aurait pas crue. Mais j’avais le pressentiment que ça allait en s’aggravant. La Première ministre Hutu de l’époque, Agathe Uwilingiyimana, assassinée le 7 avril 1994, m’avait appelée pour me prévenir d’une catastrophe à venir. J’ai alors écrit un reportage très alarmiste : “Entre la paix et la guerre”. Mais en Belgique, on a continué à croire que les accords allaient tenir.

Aveuglement ou naïveté ?

Il y avait surtout la difficulté de croire que nos amis politiques Hutus pouvaient basculer dans l’horreur. Des gens avec qui vous avez des relations sont en fait des tueurs, qui mettent au point un génocide.

Où êtes-vous début avril 1994, quand le génocide est imminent ?

Le 6 avril, je suis encore à Bruxelles. Le téléphone n’a pas cessé de sonner. On me dit : l’avion du président a été abattu. Je me rends à la rédaction à l’aube, j’essaie de comprendre ce qu’il se passe. On apprend que les casques bleus belges sont morts. Le journal décide donc de m’envoyer : il fallait passer par Nairobi, puis le Burundi, pour se retrouver trois jours après en territoire rwandais. Pendant plusieurs heures, j’étais coupée de l’information. Heureusement, des amis au téléphone m’ont prévenue de ne pas aller jusqu’à Kigali, car mon nom était sur des listes. J’ai appelé Le Soir, on m’a dit de rebrousser chemin. Mais j’ai pu m’y rendre grâce aux avions qui allaient évacuer les ressortissants belges. J’ai alors passé une semaine à l’aéroport de Kigali. Les récits des gens qui arrivaient et que je recueillais faisaient état des massacres.

Pourquoi dites-vous que le devoir d’informer vous a sauvée ?

J’étais là pour faire savoir au public belge ce qu’il se passait. J’étais là pour ça, je ne pensais à rien d’autre. Les émotions sont venues après quand je suis rentrée en Belgique, en relisant mes propres papiers. Je relisais ce récit d’horreurs et je réalisais pleinement ce que ça signifiait. Le dernier avion dans lequel je suis partie était visé par des tirs, on les voyait par la fenêtre. C’est le dernier à avoir quitté Kigali. L’équipage disait : “on nous tire dessus, on doit partir”, et nous abandonnions derrière nous tout un peuple. L’opinion publique belge ne voulait plus qu’on s’en mêle, après le massacre de dix de nos casques bleus. Il y avait une forme de racisme qui sous-tendait tout ça : tout le monde pensait qu’il fallait les laisser “se débrouiller entre eux”.

En y retournant quelques mois plus tard, vous avez été marquée par les églises…

Oui, car elles avaient été des lieux où on accueillait les gens persécutés. Les Tutsis avaient pour habitude de s’y retrancher. Mais en mai 94, ces églises sont devenues des charniers : un tabou et un interdit avaient été brisés. Je découvre que ces églises ont été attaquées mais aussi profanées.

Et vous avez vacillé le jour où vous avez croisé le regard d’un enfant.

Oui, parmi des rescapés Tutsis. Je vois un enfant seul, assis sur une pierre, le crâne bandé. On me dit : “On ne sait pas où sont ses parents.” J’ai essayé de le réconforter, de lui tenir la main. J’ai dit à l’infirmière : “Et si je l’emmenais ?” Elle m’a répondu : “Madame, ils ont tué tellement d’enfants. Si les Blancs commencent à les emmener, qui va-t-il nous rester ?” Elle avait évidemment raison. Mon geste était irréaliste.

Par Adrien Naselli & Pascal Claude

L’entretien complet avec Colette Braeckman est à retrouver dans Et dieu dans tout ça ? sur La Première ce dimanche 25 février.