Burundi/1972 : Paroles d'un rescapé du génocide
Opinion

@rib News, 02/05/2011

A l’épreuve du génocide de 1972 au Burundi.

La jeunesse constitue l’avenir de toute une Nation. Pourtant, en mai et juin 1972, les jeunes Burundais ayant en commun le fait d’appartenir à l’ethnie Hutu n’ont pas été épargnés par une violence programmée. Elèves du secondaire, étudiants de l’Université et innombrables autres personnes dans le même cas, ont été la cible du pouvoir de l’époque. Cette décision d’éliminer cette force vive, avenir du Burundi, a introduit des bouleversements profonds dans la marche à suivre du pays. Les arrestations à l’Université officielle de Bujumbura ont été particulièrement féroces comme le témoigne Domitien Ngendakumana, alors étudiant à la faculté d’Agronomie.

Propos recueillis par Perpétue Nshimirimana

Je suis né en 1952. J’ai grandi à Bujumbura avec ma famille installée au « Camp Belge » (actuellement le quartier de Bwiza). J’ai fait l’enseignement primaire à l’Ecole de la paroisse Saint-Michel et l’enseignement secondaire en deux phases : trois ans d’humanités inférieures à l’Ecole Moyenne Pédagogique du Faubourg (actuellement quartier de Kinama) tenue par les frères de Notre Dame de la Miséricorde (Schaeppers) et trois ans d’humanités supérieures scientifiques au Collège du Saint-Esprit à Bujumbura, tenu par les Pères Jésuites, où j’ai terminé en juillet 1971. J’ai commencé immédiatement l’Université Officielle de Bujumbura (U.O.B.)  en octobre 1971 à la faculté d’Agronomie.

L’ambiance de la première semaine du mois de mai 1972.

Durant la période précédant avril 1972, je n’avais pas observé de tension palpable d’origine ethnique entre les étudiants. Je venais à peine d’entamer ma première année d’université. Néanmoins, l’entente entre les étudiants Hutu et Tutsi n’était pas très cordiale. Par exemple, au restaurant universitaire, la séparation était clairement remarquable au premier coup d’œil. Par un stratagème tacite, les Hutu se retrouvaient d’un côté, les Tutsi de l’autre, sans très bien situer l’origine du réflexe de regroupement ethnique au moment du repas.  A y regarder de près, les deux groupes  n’avaient pas beaucoup de relations dans leur vie quotidienne.

Un ou deux jours après le 29 avril 1972, les agents de la sûreté nationale  étaient venus arrêter les dirigeants Hutus de l’Union Générale des Etudiants de Rumuri (UGER)[1], dans les homes (chambrettes) des étudiants. Quelques jours plus tard, avait eu lieu la grande rafle : nous étions entrain de suivre un cours de physique aux environs de onze heures du matin, au premier étage de l’actuel Campus Mutanga quand nous avions vu des agents de l’ordre en civil, pistolets au poing, faire irruption dans l’auditoire (l’amphithéâtre). Ils nous avaient ordonné de descendre pour un rassemblement. Là, dans la cour, nous avions trouvé les étudiants des autres facultés déjà regroupés. Et à notre surprise, à peine arrivés dans la cour pour les rejoindre, nous nous trouvions  encerclés par des militaires en tenue de combat,  à la mine terrifiante. Ils avaient tout de suite fixé les baïonnettes sur leurs fusils. En  face de nous, se tenaient des agents de la sûreté nationale, des officiers et des camions militaires. Un des agents  avait sorti une liste. A l’adresse du rassemblement, il avait  dit que quiconque entendrait son nom cité devait s’avancer et se mettre à l’écart du groupe. Et, il avait procédé à l’appel.

Tous les étudiants cités étaient Hutus.

Chacun était immédiatement escorté vers les camions par un militaire au fusil et la baïonnette encore pointés vers lui, et, qui lui criait : « Haut les mains ». Ensuite, l’étudiant devait se coucher à plat ventre dans la poussière. A la fin de l’appel, ils avaient été embarqués dans les camions à plat ventre encore une fois, empilés les uns au-dessus des autres. En dernier lieu, les militaires surmontaient l’empilement vivant d’étudiants avec les baïonnettes au bout des fusils toujours pointés vers eux. Ils avaient été emmenés vers une destination inconnue et n’ont plus jamais été revus. Un professeur Suisse[2] de la faculté d’Economie, indigné par ce triste spectacle, avait manifesté son désaccord mais s’était heurté aux menaces d’arrestation de la part des militaires. Fort heureusement, cette liste d’étudiants Hutu n’était pas exhaustive. Ceux qui l’avaient dressée ignoraient-ils l’identité ethnique de certains étudiants ou s’agissait-il simplement d’un oubli ?

Nous ne le saurons jamais. 

Cependant, pour ces quelques rescapés, ce n’était pas, pour autant, la fin du calvaire. Par la suite, nous apprendrons que l’un ou l’autre étudiant Hutu avait été  arrêté dans les homes des étudiants ou en errance dans les cités de Bujumbura. La plupart d’entre eux n’étaient pas rentrés chez eux en raison de la restriction de mouvement entre les provinces, imposée par les nouveaux gouverneurs,  désormais tous des militaires. Pour circuler librement, il fallait présenter un laissez-passer délivré par le gouverneur en personne.

Plus tard, nous avons dénombré que seule une dizaine d’étudiants Hutu avait réussi à passer entre les mailles des filets et sortir du pays.

Pour ma part je me suis retrouvé parmi ceux qui ne figuraient pas sur la liste. Mon jour n’était pas encore arrivé, comme on dit communément chez nous.

Une fois que j’ai eu l’impression d’avoir eu la vie sauve momentanément, ma première réaction avait été de me rendre le plus discret possible en rentrant dans ma famille à Bwiza et espérer voir passer la tempête. 

Le retour chez moi s’était déroulé aisément. Ce n’était pas loin du Campus et aucun  barrage des Jeunesses Révolutionnaires Rwagasore (J.R.R.), milice affiliée au parti UPRONA au pouvoir, n’était à franchir en cours de route.

J’ai tout simplement dévalé la légère pente qui mène chez moi en quelques minutes sur mon vélo de course. Ma vie dans le quartier ne posait aucun problème avec mon entourage. Les amitiés d’enfance n’avaient pas été affectées par les conflits ethniques. Je redoutais plutôt le campus universitaire.

Le Zaïre, terre d’accueil et de promesse d’un meilleur avenir.

J’ai quitté le Burundi en raison des arrestations et  des disparitions en masse de Hutu qui se passaient quotidiennement tout autour de moi et à travers tout le pays. La cadence des arrestations n’avait pas l’air de s’atténuer. En tant qu’étudiant Hutu de l’Université, j’ai ressenti progressivement une sensation comme celle d’un étau, se resserrer autour de moi. Si je n’avais pas pris la décision de partir, mon arrestation suivie d’une mort certaine serait intervenue inéluctablement.

En voici l’illustration : un étudiant Tutsi en patrouille dans le quartier de Bwiza m’avait aperçu assis devant notre domicile. Il m’avait demandé les raisons de ma désertion du campus universitaire. Je lui  avais répondu que je prenais quelques jours de repos chez mes parents. Il ne l’avait pas entendu  de cette oreille et  avait décidé de me ramener au campus. Je n’opposais pas de résistance pour ne pas alerter les J.R.R. ou les militaires. En cours de route, en raison des lamentations de ma mère et de ma sœur, il m’avait relâché. 

Deux semaines plus tard, Emmanuel, un ami Tutsi d’origine rwandaise du quartier m’informait de l’imminence de l’organisation des recherches des étudiants Hutu de l’université encore présents dans le quartier et me  conseilla de me réfugier au Zaire.

Dès lors, ma décision était prise de quitter le Burundi dès la première opportunité.

La traversée de la frontière Burundi /Zaïre (actuelle République Démocratique du Congo) était très périlleuse. Le projet de fuite avait été l’objet d’une minutieuse préparation. Après un mois passé chez mes parents, la première tentative s’était déroulée un certain dimanche, en compagnie de mes amis cyclistes du quartier de Buyenzi (j’étais moi-même un cycliste de compétition à Bujumbura). Nous nous étions dirigés vers la frontière de Gatumba.

Pour atteindre cette localité, il fallait d’abord franchir un barrage militaire au niveau de  l’Etablissement Chanic, six barrages en chaîne des J.R.R. en cours de route et un autre barrage militaire à Gatumba frontière. Ces barrages de filtrage avaient eu pour conséquence (si ce n’en était pas le motif) de décourager les Hutu à chercher refuge au Zaïre. En effet, beaucoup de personnes identifiées comme Hutu lors du  passage de ces barrages y laissaient  leur vie.

Notre apparence fièrement affichée était celle de cyclistes en randonnée sportive. A deux barrages de la frontière avec le Zaïre, nous avions rebroussé chemin après avoir aperçu dans un camion militaire le cadavre d’un homme fraîchement tué.

Le dimanche suivant, une deuxième tentative avait été  menée. Cette fois-ci, je partais seul, les amis cyclistes s’étant désistés, craignant pour leur sécurité. Toutefois, ils avaient pris soin de me fournir des papiers d’identité zaïrois adéquats.

En tenue de sport, fermement juché sur mon vélo de course, apparemment calme mais intérieurement angoissé, je réussissais à franchir tous les barrages. Mon vélo m’avait été d’une importance capitale car il me permettait de parcourir rapidement les distances entre les barrages.

Arrivé à Uvira au Zaïre, perdu dans ce pays dont je foulais le sol pour la première fois et sans aucune référence humaine, je me suis dirigé immédiatement vers le stade de football où se déroulait un match qui avait drainé une grande foule.  J’y ai trouvé deux jeunes Burundais de Bujumbura réfugiés au Zaïre une semaine auparavant. Ils m’avaient invité gentiment à passer temporairement  la nuit là où ils étaient eux-mêmes hébergés. Depuis le 29 avril, j’ai ainsi savouré ma première nuit de bonheur grâce à une sensation intense de sécurité retrouvée.  Une simple natte posée à même le sol me servait de lit !

Je n’étais plus un homme traqué susceptible de passer de la vie à la mort à tout instant.

Après quelques jours, j’étais hébergé par un couple mixte dont le mari était zaïrois et l’épouse burundaise, avant d’apprendre dans la semaine suivante qu’un prêtre à Bukavu accueillait les élèves et étudiants burundais  pour faciliter leur intégration dans les différentes écoles du Zaïre.

Il s’agissait du Père Henri Farcy de la congrégation des Pères Blancs. Je partais le rencontrer à Bukavu. L’accueil était chaleureux et fructueux. Après quelques temps passés à l’ancienne maison communale de Bukavu (Sud Kivu) où il logeait temporairement les réfugiés burundais étudiants, je poursuivais mes études d’agronomie au campus de Kisangani dans le Haut-Zaïre.

J’aimerais profiter de cette occasion pour rendre hommage précisément au Père Henry Farcy, et également à un Pasteur Scandinave (probablement Suédois) Mr. Gunnar Normann qui assurait son relais en nous ( les étudiants réfugiés burundais) faisant inscrire sans beaucoup de peine au campus de Kisangani où il occupait un important poste administratif.

Aujourd’hui, ces deux bienfaiteurs sont tous décédés.

Ils nous ont témoigné une chaleur humaine et accordé un soutien matériel dont nous avions désespérément besoin à ce moment-là.

Nous saluons leur mémoire.

Domitien NGENDAKUMANA, Bruxelles, Belgique.


[1] Propos concordants avec le témoignage de Jean-Marie Ndagijimana, dans « Bujumbura mon Amour », Ed. La PAGAIE 2005 p.39-40.

(…) En mai 1972, César est arrêté et assassiné par l’armée burundaise, en même temps que des centaines d’autres étudiants Hutu. Aucune  marche de protestation ne fût organisée par les camarades Tutsi du leader estudiantin. Bien au contraire ! Même son meilleur ami Tutsi Jean Baptiste Manwangari, secrétaire sortant de l’UGER à l’époque et actuel patron du parti UPRONA, ne versa pas une larme pour pleurer la mort de son successeur et ami (.. .)

[2] M. Jean Bonvin