Comment l'aide internationale alimente le conflit en Somalie
Afrique

Associated Press, 8 mai 2011

Par Katharine Houreld

Des munitions de l'armée revendues aux rebelles, des organisations humanitaires qui paient leur protection à l'insurrection islamiste, des responsables onusiens et somaliens accusés de se servir... Au bout du compte, une partie de l'aide internationale alimente le conflit qui déchire la Somalie depuis vingt ans au lieu d'y mettre fin.

Environ 1 milliard de dollars (700 millions d'euros) sont consacrés chaque année à des projets humanitaires, de développement et de sécurité dans ce pays d'Afrique de l'Est où plus d'un quart des 9,1 millions d'habitants dépendent de l'aide humanitaire.

La Somalie est plongée dans le chaos depuis le renversement du dictateur Mohamed Siad Barré en 1991 par des seigneurs de guerre qui se sont ensuite déchirés entre eux. Ces dernières années, les milices islamistes Shabab liées à Al-Qaïda se sont emparées d'une grande partie du sud du pays. La force de maintien de la paix de l'Union africaine (AMISOM) leur a repris ces derniers mois le contrôle d'environ la moitié de la capitale, Mogadiscio.

La déperdition d'aide internationale dans un pays instable n'a rien d'extraordinaire, comme l'illustrent l'Irak et l'Afghanistan, mais si la Somalie reçoit moins d'argent, son utilisation est aussi beaucoup moins contrôlée: le pays est tellement dangereux que les centaines de responsables des Nations unies et des organisations humanitaires sont basés au Kenya voisin.

Difficile de savoir quelle proportion des vivres, médicaments et matériel n'arrive jamais à destination, mais les témoignages recueillis par l'Associated Press au Kenya et en Somalie sont alarmants.

"Les cas connus ne sont que la partie émergée de l'iceberg. Ce problème contribue fortement au conflit somalien", estime le professeur Stig Jarle Hansen, spécialiste de l'économie de guerre et de la Corne de l'Afrique à l'Université norvégienne des sciences de la vie. Ainsi, dit-il, les donateurs financent la formation et l'équipement des policiers et soldats, mais pas leurs salaires, et les populations locales sont rackettées. "On ne les incite pas à être transparents".

L'une des affaires de corruption les plus frappantes s'est produite sous le nez des hauts responsables de l'ONU à Nairobi, la capitale kényane.

Un ancien employé, muté depuis, y aurait détourné des millions de dollars sur plusieurs années, dont plus de 188.000 dollars (131.300 euros) affectés à un "bureau de liaison de sécurité" pour le gouvernement somalien, qui n'a jamais vu le jour. Le représentant de l'ONU en Somalie, Augustine Mahiga, s'est refusé à tout commentaire, invoquant une enquête interne en cours.

Une commission onusienne a estimé l'an dernier que les prestataires et milices volaient jusqu'à la moitié de l'aide alimentaire. Du coup, les Etats-Unis ont réduit leur manne de plus de 200 millions de dollars (140 millions d'euros).

Les agences humanitaires soulignent que malgré leurs efforts, la corruption est inévitable quand on nourrit, soigne et héberge des millions de gens dans l'un des pays les plus pauvres et les plus violents du monde. Un employé basé à Nairobi ajoute que ceux qui dénonceraient la corruption ou mèneraient des audits en Somalie risqueraient d'être tués.

"Je pense qu'il n'y a pas de contrôle (...) parce que l'information n'est pas partagée", assène Augustine Mahiga, qui réclame davantage de transparence de la part de la communauté internationale et du gouvernement somalien.

Le gouvernement de transition somalien milite pour que le personnel onusien et humanitaire ainsi que les spécialistes de la sécurité s'installent à Mogadiscio, mais les combats continuent dans la capitale, qui a en outre connu une vague d'enlèvements d'étrangers il y a trois ans.

C'est à Nairobi que les bailleurs de fonds internationaux rencontrent les dirigeants somaliens. Les séjours luxueux au Kenya, les 300 dollars par jour pour la participation aux conférences onusiennes ou les 600 dollars mensuels des parlementaires peuvent dissuader les dirigeants de régler les problèmes d'un pays où l'habitant moyen peine à gagner un dollar par jour.

Le Premier ministre Mohamed Abdullahi Mohamed assure à l'Associated Press que l'aide serait mieux contrôlée si elle était davantage versée directement au gouvernement. Il entend aussi limiter à 25% le temps passé à l'étranger par les hommes politiques locaux.

Depuis deux ans, les donateurs et agences humanitaires veulent plus de contrôle, note le responsable onusien de l'aide humanitaire et au développement en Somalie, Mark Bowden. L'ONU a d'ailleurs créé une base de données de ses prestataires qui contient déjà plus de 500 entrées, dit-il.

Interrogés sur la corruption, des travailleurs humanitaires ayant requis l'anonymat citent ce projet de 600.000 dollars à Mogadiscio, suspendu parce qu'un ministre exigeait un pot-de-vin, ou cette école devant accueillir un millier d'enfants dont la rénovation a été payée deux fois, par deux donateurs différents.

De leur côté, des officiers de l'AMISOM affirment à l'AP que des chefs de l'armée revendent les balles données par l'Union africaine.

A Nairobi, le cabinet d'audit Katuni Consult de Joakim Gundel a examiné l'an dernier 21 projets du Conseil danois des réfugiés dans le centre de la Somalie. Conclusion: les Shabab extorquent jusqu'à 20% du budget pour "protéger" les employés. Les prestataires gonflent alors leurs factures et construisent des cliniques et écoles moins grandes. L'ONG danoise a assuré à l'AP avoir suspendu les projets à plus long terme suite à une enquête interne confirmant "les irrégularités et paiements non autorisés" aux insurgés.

La plupart des agences rencontrent les mêmes problèmes, selon Joakim Gundel, mais elles craignent de perdre leurs financements en dénonçant les détournements. Pour cet expert, c'est aux donateurs comme l'Union européenne ou les Etats-Unis de vérifier où va l'argent pour éviter de financer le conflit en même temps qu'ils aident les victimes. AP