Les germes de la crise burundaise en deux termes : injustice et exclusion

Le putsch contre la démocratie a quatre ans

Par Hon. Jean-Marie SINDAYIGAYA - Ijambo – Les quatre vérités, N° - Octobre 1997

L’autre apartheid

Aucun peuple au monde n’accepte indéfiniment de subir l’humiliation. Les germes permanents de la crise burundaise se résument en deux termes: l’injustice et l’exclusion. En Afrique du Sud, l’exclusion et le pouvoir s’identifiaient à une race; au Burundi, ils s’identifient à une ethnie, qui sans gérer le pouvoir en tant qu’ethnie est l’otage d’une oligarchie qui opprime et tue en son nom depuis près de quatre décennies.

Cet apartheid est à ce point commun aux deux odieux systèmes qu’à Bujumbura il s’est constitué des « townships » et des quartiers « réservés ». Depuis des décennies il n’y a pas plus de 5% de Hutu propriétaires de résidences dans le quartier haut standing de Kiriri alors que les Hutu constituent plus de 80% de la population. La ségrégation arriva finalement à un stade tel que lorsque le quartier à moyen standing de Kinindo, construit pour les cadres tutsi a commencé à accueillir quelques cadres hutu l’élite tutsi n’a pas hésité à commenter la situation dans la rue en ces termes très humiliants: « ce quartier pue maintenant ».

Le système burundais est de loin plus impitoyable que son homologue sud-africain. Nelson MANDELA, qui a consacré sa vie à la lutte pour la dignité de la majorité noire, aura passé plus de 26 ans en prison; il en est ressorti vieux, mais en vie. Au Burundi, depuis l’indépendance, des milliers d’hommes politiques hutu ont été accusés de déstabilisation des régimes extrémistes tutsi. Aucun d’entre eux n’a survécu; ils ont été massacrés. Le jour où un prisonnier burundais victime de sa contestation de l’oppression ethnique pourra, ressortir vivant d’une captivité de 20 ans, on aura déjà franchi du chemin.

Le monde entier a observé les massacres de Soweto où la contestation d’un système oppressif est devenue mortelle pour des milliers de sans défense. Bujumbura a eu droit à son Soweto, un charnier sans commune mesure avec celui de Pretoria. Après l’assassinat du Président élu Melchior NDADAYE, le 21 octobre 1993, la population du quartier de Kamenge, autant que celle de tout de pays, a décidé de résister aux hordes de l’armée en rébellion contre la démocratie. Le 7 juin 1995, après des mois de crimes contre la population civile, l’armée monoethnique putschiste achevait, en direct, la purification ethnique de Kamenge devant la communauté internationale, invitée pour un prétendu désarmement de milices. On n’y retrouvera que des enfants, des femmes et des vieillards éventrés à la baïonnette en lieu et place des prétendus maquisards. Qui répondra des obus de mortier tirés sur les populations civiles, à l’instar de ce général serbe assigné devant un tribunal international pour de tels crimes commis en Bosnie? Sylvestre NTIBANTUNGANYA, Président intérimaire et honte du FRODEBU osa dire que l’opération s’était bien déroulée. Qu’il s’en souvienne.

Que visait le putsch du 21 octobre 1993? En 1989, l’élite oligarchique, monoethnique tutsi et régionalisée, occupait depuis le régime de MICOMBERO, 94% des fonctions au sein du parti unique UPRONA, 90% des hauts cadres des ministères, 88% des postes de gouverneur de province, 98% du personnel diplomatique, 98% des directeurs de sociétés (publiques ou para-publiques), 95% du personnel de santé, 90% des cadres de l’enseignement, 100% des procureurs de parquets, 99% des présidents de tribunaux et 100% des commandants de garnisons militaires, mais aussi et enfin 71% des évêques catholiques. Ces pourcentages, très élevés, caractérisaient un apartheid que les politiciens extrémistes tutsi ont appelé cyniquement « une majorité d’idées ».

Le régime instauré par le président élu Melchior NDADAYE injectait, comme ministres et gouverneurs, des cadres de la mouvance qui avait gagné les élections. Ces derniers, comprenant beaucoup de Hutu, firent oublier que l’opposition vaincue gardait tout de même 45% des leviers de contrôle des affaires de l’Etat. Quand le Président élu Melchior NDADAYE a voulu faire de l’armée un corps national recruté de manière transparente dans l’ensemble du pays, le coup d’envoi du putsch fut donné.

Après l’assassinat du président NDADAYE et de ses plus proches collaborateurs, tous les acquis démocratiques ont été séquentiellement récupérés par les putschistes et l’oligarchie d’exclusion qu’ils représentent. Quatre années après le putsch sanglant et depuis le retour du major BUYOYA au pouvoir par la force des armes, on réalise que l’apartheid séculaire a été rétabli; l’opposition vaincue aux élections et dominée par la vieille garde monoethnique tutsi contrôle à nouveau plus de 80% de l’administration, 70% des postes de chefs et chefs-adjoints de missions diplomatiques et bien entendu toute l’armée rebelle 

L’héritage du président NDADAYE

La doctrine du FRODEBU qui, au moyen d’élections démocratiques, a porté S.E. Melchior NDADAYE au pouvoir est résumée dans l’article 7 des statuts du parti, qui dit: « le FRODEBU adhère foncièrement au principe sacré que seul le peuple est le véritable détenteur du pouvoir. A cet effet, tout exercice du pouvoir doit procéder de la délégation populaire à travers des élections libres partant de candidatures libres et multiples au suffrage universel et au scrutin secret selon le principe -un homme, une voix- ». Ce principe consacre en définitive l’égalité de tous les citoyens, la reconnaissance de la dignité de tout être humain. C’est ainsi que NDADAYE fit comprendre au peuple la nécessité qu’il se prenne lui-même en charge dignement selon le mot d’ordre « GUHAGARARA BWUMA » (être debout et déterminé).

L’ambition suprême de Melchior NDADAYE était que, à tous les échelons, le peuple soit gouverné par ses élus au suffrage universel et gère son développement, notamment à travers des mouvements associatifs totalement autogérés; en bref, une profonde démocratisation de l’Etat et de l’économie. Il fallait rapidement disposer d’une armée nationale composée d’éléments recrutés dans toutes les ethnies, toutes les régions et toutes les communes du pays.

Dès son investiture, le Président Melchior NDADAYE s’est attelé sans délai au rapatriement des nombreux réfugiés burundais. La nomenklatura politico-militaire, qui s’était octroyé des dizaines d’hectares et des propriétés spoliés depuis 1972, a senti qu’il allait falloir tout restituer et a pris les devants. Aujourd’hui, cette nomenklatura et ses milices ont accumulé de nouvelles extorsions sur le dos de nouvelles victimes tuées ou réfugiées et il faudra plus que des incantations pour restaurer chaque Burundais dans ses droits et ses biens.

Ainsi, toute personne qui prétend être fidèle à ces principes qui avaient conduit NDADAYE et toute sa mouvance à la victoire devrait inscrire son action dans le combat pour la restauration de la souveraineté populaire, qui passe par la mise en place d’une armée nationale et le recouvrement, par tous, des droits et libertés fondamentaux.

Les raccourcis de la honte

Ceux qui ont négocié la Convention de Gouvernement du 10 septembre 1994 devraient aujourd’hui reconnaître leurs erreurs et ne plus s’improviser en éternels sauveurs.

Dans les moments les plus sombres et les plus tragiques, nous pouvons oublier beaucoup de choses, mais jamais ces mots que martelait sans cesse Melchior NDADAYE, rappelant que toute personne qui veut gouverner le pays devra s’adresser au peuple par les urnes, le peuple étant seul souverain.

Sylvestre NTIBANTUNGANYA osa passer outre en se prenant pour un Président de la République à part entière (« BWEGU »), sans l’aval du peuple et sous la seule caution de la signature de quelques individus venus partager des portefeuilles à huis clos, comme des voleurs, hors du verdict populaire. C’est le même NTIBANTUNGANYA qui avait dénoncé une Charte de l’Unité, parce que placée au-dessus de la Constitution, comme le fut ensuite la Convention de Gouvernement, conclue entre individus prétendant représenter des partis politiques. Rappelons que la Charte, elle, reçut l’aval de la population, bien qu’il n’y eût pas de débat libre sur son adoption par référendum.

Devenu l’ouvrier de l’armée putschiste dans le seul espoir d’être maintenu au pouvoir, NTIBANTUNGANYA réunissait l’inconstitutionnel Conseil de sécurité et décidait, le 18 juin 1995 de la création d’entités territoriales, dénommées secteurs, violant ouvertement la Constitution en ses articles 4 et 111 point 3, faisant re-lever cette prérogative du domaine de la loi et du parlement. Sylvestre NTIBANTUNGANYA refuse obstinément de re-dresser, dans l’humilité, tous ces graves manquements.

Ces manoeuvres au sommet de l’Etat ont commencé au niveau du FRODEBU en ce qui concerne Sylvestre NTIBANTUNGANYA et son club de chercheurs de portefeuilles. L’article 58 des statuts du FRODEBU précise que c’est le Congrès national qui élit le Comité Directeur National. Prenant tout le monde de court, Sylvestre NTIBANTUNGANYA a unilatéralement nommé un « Comité directeur élargi ». Même collégialement, le Comité Directeur National ne pouvait pas s’auto élargir; cela relève du despotisme le plus obscur car seul le Congrès National du Parti dispose des pouvoirs les plus étendus, les autres instances n’ayant autorité que sur les organes d’échelons inférieurs. Ces manoeuvres ont permis à NTIBANTUNGANYA d’insérer dans cet organe directeur élargi et hors statuts, des personnes pêchées au dehors comme Charles KARIKURUBU, inscrit sur la liste des députés UPRONA à Bururi, et qui allait se retrouver messager du FRODEBU dans toutes les négociations. Seuls les naïfs ont espéré le salut dans un tel tandem. Malgré toutes ces manoeuvres honteuses et deux années passées à genoux, à faire la publicité d’une armée occupée à décimer la population, NTIBANTUNGANYA sera remercié le 25 juillet 1996.

L’honorable Jean MINANI a récupéré les recettes du fast-food à la Ntibantunganya. Avant de démissionner, chassé de la Présidence de l’Assemblée Nationale pour promesses non tenues envers Charles MUKASI, Jean MINANI a tenu à se rabattre sur la Présidence du FRODEBU comme voie de garage ou de guet. Harcelé de démissionner, il a reçu le soutien de NTIBANTUNGANYA pour réunir des cadres du FRODEBU, le 8 janvier 1995. A la sortie, il se prenait pour Président du FRO-DEBU, déclarant qu’il y avait eu congrès du FRODEBU.

L’article 59 des statuts du FRODEBU précise que les sections sont représentées au Congrès National du Parti, sachant que les dirigeants doivent être démocratiquement élus lors des conférences de sections, en vertu de l’article 39. Ces conférences de sections n’ont jamais tenu d’assises pour élire à travers le pays ces dirigeants, futurs délégués au Congrès du FRODEBU. Par ailleurs, c’est le Comité Directeur National qui convoque le Congrès en vertu de l’article 46 des statuts. Est-ce que l’Honorable Jean MINANI peut montrer cette convocation? Même à un Congrès Extraordinaire participent ceux qui ont qualité de participer à un Congrès Ordinaire; ce sont les seules échéances qui changent. L’Honorable Jean MINANI n’est même pas Président intérimaire du FRODEBU, car c’est le Comité Directeur National, celui conforme aux statuts qui aurait pu le désigner à cet effet. Peut-il montrer l’accord lui manifesté par une majorité des membres du Comité Directeur National? Ses membres survivants du putsch d’octobre 1993 sont: Sylvestre NTIBANTUNGANYA, Léonard NYANGOMA, Christian SENDEGEYA, Claudette KIBASHA, Nephtali NDIKUMA-NA, Frédéric NDAYEGAMIYE, Sylvestre BIKORINDAGARA et Noël BATUNGWANAYO. Il serait donc temps de cesser de vider les statuts du FRODEBU. Par contre, une majorité de ce Comité Directeur National a désigné les Honorables Léonard NYANGOMA et Christian SENDEGEYA, respectivement comme Président intérimaire et Secrétaire général intérimaire. On peut comprendre que l’honorable Jean MINANI ait besoin d’une voie de garage, mais même le stationnement est géré par un code. Que ceux qui sont arrivés au FRODEBU avant lui ne soient pas avares de conseils.

Les nouveaux raccourcis

Les putschistes et leurs complices de l’opposition, appuyés par les milices, ont toujours déclenché la terreur pour obtenir toutes les concessions voulues. En décembre 1994 pour exiger le départ de MINANI de l’Assemblée Nationale; en janvier et février 1995 pour investir comme Premier ministre Antoine NDUWAYO, surnommé « Bagosora »; en mars 1995, pour obtenir que NTIBANTUNGANYA, qui se prenait pour un président de la République, signe en égal avec un subalterne; en juin 1995 pour arracher à NTIBANTUNGANYA la violation de l’article 111 de la Constitution; cette règle a été scrupuleusement respectée. Ainsi, la Convention de gouvernement n’aura été que le début d’une série de concessions aux putschistes.

Dès lors, aussi longtemps que cette armée rebelle qui a intégré en son sein toutes les milices tutsi, n’aura pas été mise au pas par la seule langue qu’elle comprend, aucune négociation politique n’aboutira. Cette mise au pas doit être menée par les Burundais eux-mêmes. Ceux qui croient que des puissances étrangères viendront le faire à leur place et les installer gracieusement au pouvoir devraient se souvenir des paroles de GHANDI: « Ce qu’on fera sans vous et pour vous sera fait contre vous ». GHANDI parlait de lutte pacifique qu’il pratiqua à New Delhi et Bombay; nous aimerions savoir si le club à Jean MINANI peut aller le faire à Bujumbura et mettre au pas l’armée rebelle à la démocratie?

Les anciens bénéficiaires de la Convention de gouvernement n’ont d’autre souci que de retrouver leurs postes juteux, aux côtés du diable s’il le faut. A la dernière commémoration du 21 octobre 1993, on a vu à Bruxelles Madame NTIBANTUNGANYA se soucier juste de parader dans une limousine flambant neuve pendant que notre population est parquée dans des camps de concentration où meurent plusieurs centaines de personnes chaque jour. Au nom de la Fondation Ndadaye on a invité les participants à la fête à boire gratuitement. On est gêné par ces pratiques quand on sait que les aides reçues au nom de cette Fondation sont normalement destinées aux sinistrés de la crise burundaise. La population assiégée par l’armée rebelle de BUYOYA ou refoulée dans des camps insalubres avait plutôt besoin que ces exilés de luxe qui dépensent en limousines les millions puisés au Burundi, récoltent de quoi soutenir leur lutte pour briser le joug de cette armée. Il est vrai aussi que ceux qui sillonnent le monde pour demander des aides au nom de la Fondation ne sont même pas ceux qui ont oeuvré pour la créer! Nous y reviendrons.

L’incontournable recentrage 

Le peuple burundais est en guerre contre une armée en rébellion. Celui qui n’est pas avec le peuple est contre lui; parler de lutte pacifique dans le dos d’une population qu’on tue quotidiennement est soit un aveu d’impuissance et d’indirecte reddition soit cela signifie qu’on est de mèche avec l’ennemi.

Même ces « conventionnistes » aveuglés par l’appât du gain voient que la seule voie solidaire du peuple est celle qu’a choisie le CNDD. C’est ce qui lui assure le soutien de toute la population et fait de cette cause, revenant à accompagner le peuple dans sa lutte contre l’oppression de type nazi, un idéal partagé par tous les partis politiques défenseurs du changement démocratique.

Trahira encore une fois celui qui osera placer de nouveau les calculs de partage du pouvoir avant la réforme de l’armée pour en faire un corps véritablement sécurisant pour tous. La légalité constitutionnelle pourra alors être rétablie. Certains parlent de restitution du pouvoir au FRODEBU, qu’ils croient représenter, pour cueillir ce pouvoir au passage et le détourner. Le pouvoir appartient au peuple qui s’exprime au suffrage universel. Le reste n’est qu’usurpation.

Hon. Jean-Marie SINDAYIGAYA

Octobre 1997